31.1.07

" C'EST LE PIRE DE L'ISLAM QUI ARRIVE AUJOURD'HUI "

‘C’est le pire de l’islam qui arrive aujourd’hui’

By ELIAS LEVY
Reporter

“Dans le monde arabo-musulman, c’est le pire de l’islam qui arrive aujourd’hui”, lance en entrevue l’un des meilleurs spécialistes de l’islam et de la culture arabo-islamique, l’écrivain et poète Abdelwahab Meddeb.

Auteur de plusieurs essais très remarqués sur l’islam et l’islamisme, dont La maladie de l’islam (Éditions du Seuil 2002), ce brillant penseur musulman, natif de Tunis, vient de publier aux Éditions de Seuil un livre de réflexions remarquable, Contre-Prêches. Chroniques. Un réquisitoire cinglant contre l’islamisme radical. Entretien.

Canadian Jewish News:Depuis plusieurs années, vous êtes l’un des rares intellectuels musulmans à dénoncer la perniciosité du discours islamiste.

Abdelwahab Meddeb: Le discours islamiste est tellement élémentaire qu’il n’a pas besoin d’être déconstruit. Déconstruire l’islam peut-être, mais pas l’islamisme, parce que l’islam c’est un peu plus sophistiqué. On ne peut déconstruire que les discours sophistiqués. La rhétorique islamiste, il faut la dénoncer tout bêtement, c’est tout.

C.J.N.: Selon vous, l’islamisme est en train de faire des ravages dans le monde arabo-musulman.

A. Meddeb: C’est le pire de l’islam qui arrive aujourd’hui. C’est loin d’être une fatalité. Les gens veulent à tout prix nous dire que l’islamisme c’est l’islam. Je ne partage pas ce point de vue, mais il se trouve que les échecs, les clôtures, les possibilités épuisées ou évitées ont conduit au pire. En ce début du XXIe siècle, c’est la pire interprétation de l’islam qui est en train de triompher. L’islamisme est une interprétation possible de l’islam qui a existé à travers l’Histoire, qui a été très souvent minoritaire, qui a été par moments mise en oeuvre au niveau étatique. C’est ce pire-là qui arrive désormais. J’ai beaucoup de craintes pour l’avenir immédiat. J’ai très peur. Je pense qu’on n’a pas encore atteint le pire et qu’au pire il y a encore pire.

C.J.N.: L’idéologie islamiste ne puise-t-elle pas sa légitimité dans les échecs cuisants qu’ont connus ces dernières décades les pays arabo-musulmans?

A. Meddeb: Absolument. La pire interprétation de l’islam ne triomphe qu’avec l’échec. Je suis tombé récemment sur le texte d’un clerc égyptien, Chahrawi, qui n’est même pas considéré comme un extrémiste mais qui fait partie de ceux qui ont été profondément marqués par la lecture islamiste de l’islam. La lecture rigoriste que les islamistes font des textes coraniques est en train de contaminer le sens commun islamique. Chahrawi bénit la défaite du président égyptien Nasser en juin 1967. “Sans cet échec de Nasser, l’islam pur n’aurait jamais prospéré”, dit-il. La victoire du mouvement laïc arabe aurait été le tombeau de toutes les entreprises des interprètes islamistes de l’islam.

C.J.N.: Au niveau politique, les pays arabo-musulmans ne sont-ils pas confrontés à un grand dilemme: dès qu’ils jouent avec pusillanimité la carte de la démocratie, les partis islamistes remportent haut la main les élections? Ne s’agit-il pas d’ un cercle vicieux?

A. Meddeb: Ce n’est pas un cercle vicieux, c’est un manque de savoir faire politique et un manque de maîtrise de la politique comme technique. Il faut savoir tirer la leçon que nous enseigne l’Histoire des nations. Hitler est arrivé au pouvoir par la voie démocratique. Après l’effondrement du IIIe Reich et la fin du national-socialisme, l’Allemagne, complètement défaite, a créé juridiquement une Loi fondamentale. Le pays de Goethe n’a toujours pas une constitution. Deux clauses cardinales de la Loi fondamentale allemande stipulent que: si un parti politique ne fonctionne pas démocratiquement, il ne peut pas prétendre au jeu démocratique, et si un parti politique ne croit pas à la démocratie et à l’alternance, il ne peut pas participer au jeu démocratique. Si des dispositions élémentaires de ce type-là avaient été inscrites dans la lettre du droit en Algérie comme en Palestine avant de procéder à des élections, on aurait pu immédiatement décréter la non-constitutionnalité d’un comportement politique totalement irrationnel. Le Front Islamique du Salut -FIS- en Algérie participa aux élections tout en déclarant sans ambages dans ses meetings: “La démocratie nous n’y croyons pas, le jour où nous arriverons au pouvoir tout cela exit, ça n’appartient pas à l’islam”. Les islamistes algériens ont participé à cette joute électorale et l’ont gagnée. En Palestine, le même scénario s’est produit. Élire le Hamas, c’était mettre fin à la viabilité politique de l’Autorité Palestinienne. Les Musulmans doivent cesser d’être naïfs et de se raconter des histoires sordides!

C.J.N.: L’antisémitisme n’est-il pas l’un des principaux credos de l’islamisme?

A. Meddeb: Il convient de rappeler que l’antijudaïsme s’est exercé dans la tradition islamique à travers la fréquentation de Juifs doublement amoindris: par l’exil qui les excluait de la souveraineté et par le statut juridique inférieur qu’accordait l’islam aux minorités constituées par ceux qu’il appelle les “Gens du Livre”. Tandis que l’antisémitisme actuel s’exerce face à des Juifs qui ont retrouvé en Israël une souveraineté dont le prix fut la quasi-désertion des cités issues de l’arabité et de l’islam. Cet antisémitisme a pour sujet un Juif absent, qui n’est plus connu, dont la présence immémoriale est oubliée. Il s’agit de la haine d’un Juif fantasmatique, nourri par les images télévisuelles montrant une puissante et féroce force soldatesque, qui, aux yeux de la grande majorité des Musulmans, tue sans état d’âme des frères désarmés qui en sont réduits à lancer des pierres.

C’est pour cette raison que la lutte contre l’antisémitisme tel qu’il se manifeste aujourd’hui en Terre d’ islam doit procéder à une anamnèse et restaurer la mémoire de la convivance judéo-arabe, sans occulter les événements qui ont accompagné le commencement islamique. À travers l’implication de sujets islamiques dans les manifestations antisémites actuelles, en France et ailleurs, la pédagogie pour lutter contre leur émergence devrait être élargie au référent islamique proprement dit pour gagner en efficacité. Peut-être conviendrait-il d’enrichir la substance didactique de cette pédagogie en rappelant les moments heureux, de réussite juive, dans l’histoire de l’islam.

C.J.N.: La “convivencia” judéo-arabe en Terre d’islam n’est-elle pas un mythe?

A. Meddeb: Le problème a été doublement surdéterminé par la question coloniale et l’acculturation des Juifs autochtones, que je comprends du reste personnellement puisque moi aussi je suis un occidentalisé, un acculturé, même si je garde un lien très fort avec la culture islamique. Toute personne qui opte pour la modernité, trahit la culture traditionnelle à laquelle il appartient. C’est une condition, mais dans le contexte colonial c’était problématique, c’était surdéterminé. Cette réalité sociale incontournable a séparé une bonne partie des Juifs du corps national.

S’ajoute aussi une autre surdétermination: la question d’Israël, qui a été très difficile. Cette concurrence de deux nationalismes, vécue par le monde arabe comme quelque chose d’intempestif puisqu’on était au temps des décolonisations, a été perçue comme un phénomène colonisateur. Il y a un énorme travail à conduire sur soi pour intérioriser profondément la légitimité d’Israël et, dans le cadre de cette légitimité, la création d’un État palestinien apaiserait probablement les consciences. Il faut qu’on sorte totalement de la primauté de la référence islamique dans des États modernes pour que nous retrouvions la convivance avec les Juifs dans des pays comme la Tunisie ou le Maroc, où les Communautés juives autochtones, qui étaient très importantes, ont fortement participé aussi bien à l’histoire qu’à la culture de ces contrées.

C.J.N.: L’islamisme ne se nourrit-il pas de la misère sociale et économique qui sévit aujourd’hui dans la majorité des pays arabo-musulmans?

A. Meddeb: Oui et non. Regardez par exemple l’Arabie Saoudite, qui est un pays très prospère,

mais profondément marqué par une interprétation islamiste. Les Saoudiens sont coincés, ils ne savent pas quoi faire entre leurs alliances occidentales et leur dignité d’État, qui récuse le terrorisme. Mais, en même temps, le terrorisme islamiste ce n’est que le passage à l’acte de ce qui est déposé comme valeur dans la tête de chaque Saoudien, aussi pacifique qu’il puisse être. Si l’on croit à certains versets coraniques, on n’a qu’à aller tuer des Juifs et des Chrétiens là où il en trouvera, ne cessent de claironner aux Saoudiens les islamistes. Je pense que l’antidote principal et essentiel c’est de ne pas être intimidé, de ne pas être marqué par la lâcheté et d’avoir le courage de faire une critique radicale et tranchante de l’islamisme. Une critique qui n’abdique pas face à la terreur. Nous savons que l’Histoire a ainsi fonctionné. Même si au départ nous avons affaire à des textes qui circulent dans un cercle très limité, toute l’Histoire s’est faite dans ce jeu d’osmoses et de vases communiquants entre l’élite et le peuple. Il ne faut pas que l’élite qui pense abdique. C’est mon point de vue, c’est pour cela que je n’abdique pas.

C.J.N.: L’islamisme ne fait-il pas chaque jour de plus en plus d’émules en France et en Europe?

A. Meddeb: En France, la situation est complexe. Il y a la question explosive des banlieues, où des jeunes beurs arabes se sentent abandonnés par tout le monde. Or, dès qu’il y a abandon, le message islamiste est très facile à transmettre. Mais là encore, ce n’est pas une fatalité, le jeu démocratique permet d’être actif. Des jeunes des banlieues sont conscients de ce qui se passe. Plusieurs d’entre eux sont parvenus à se dépêtrer de ce bourbier en réussissant brillamment dans leurs études. L’école, le travail, le retour à l’esprit républicain peuvent aider les choses en France. Je ne suis pas très pessimiste, même si je sais que les islamistes ont mis en oeuvre une stratégie de conquête qui commence par la conquête des consciences au sein des communautés islamiques d’Europe. Il y a aujourd’hui toute une stratégie islamiste à l’échelle de l’Europe qui essaie de jouer à fond la carte de la démocratie, de voir où se trouve les failles, de grignoter dans l’édifice du Droit… Nous devons être très vigilants.

Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est la situation qui prévaut dans des pays comme le Maroc ou la Tunisie, qui ont des potentialités d’ouverture très fortes, et où l’islam officiel ne se détache pas d’une manière aussi tranchée que je le souhaiterais de la propagande islamiste. J’aurais voulu voir les Marocains et les autres Maghrébins manifester massivement leur horreur dans les rues de Casablanca, de Rabat, de Tanger, de Tunis… au lendemain de l’attentat très meurtrier perpétré par des islamistes dans une station de train de Madrid. Force est de rappeler que plusieurs Maghrébins, surtout des Marocains, ont participé à cette tuerie abominable.

C.J.N.: Le débat houleux sur la création de Tribunaux islamiques au Canada vous a beaucoup choqué.

A. Meddeb: Ce débat irréel m’a scandalisé au plus haut point, mais ça c’est votre folie canadienne. J’ai personnellement soutenu une Iranienne qui a mené un énorme combat contre l’instauration de tribunaux Charia au Canada. Je vois ce que les Canadiens font avec les Indiens, cette soi-disant défense de l’anthropologie. C’est idiot! Il faut faire très attention, il ne faut pas être dans le culte de la différence pour la différence. Toute différence n’est viable que si j’ai avec elle en partage une part de mon identité. Quand j’étais au Canada, le débat portait sur le Droit des Indiens, qui permettait au chef d’une tribu d’empocher toutes les subventions gouvernementales qu’il recevait. Un Droit anachronique et totalement lésant, surtout pour les femmes indiennes. Je veux bien qu’on respecte les différences, mais dans le cadre du partage de certaines valeurs, qui elles ne sont pas négociables.

C.J.N.: Croyez-vous en un islam des Lumières?

A. Meddeb: Bien sûr que j’y crois. Mais le terme “islam des Lumières” est devenu un cliché. Je ne sais pas si c’est un terme qui convient. Ce que je sais par contre, c’est qu’à partir d’un islam, et sans brader sa croyance islamique, je vois la possibilité d’une autre évolution. Aujourd’hui, c’est le pire qui est advenu. Prenons par exemple la question du Droit dans le monde arabo-islamique. Le Droit des États musulmans est très loin de la Charia. Or, il y a aujourd’hui une volonté farouche de vouloir à tout prix revenir à la Charia, qui ne peut être qu’insuffisante comme dispositif juridique pour gérer la complexité des sociétés musulmanes. C’est une grande régression. Encore une fois, je vous dis que l’islamisme prospère sur des échecs qui ont été terribles.

In an interview, Muslim writer and specialist on Islamic-Arab culture Abdelwahab Meddeb talks about the problems inherent in Islamism.

TEXTE REPRIS DU SITE CJN