L’enfer pour les paras
Trois ans après le début de l’opération américaine, la ville d’Hawijah reste “l’endroit le plus dangereux du monde”. Patrouille avec les “Aigles hurlants”, les hommes de la célèbre 101e division parachutiste.
Si vous entendez de la country dans les haut-parleurs, ils nous tirent dessus. Si c’est du rock, nous répliquons. Le sergent qui m’accueille a le mérite de la franchise. Hawijah, petite ville de 50 000 habitants, est en situation insurrectionnelle permanente. Nous ne sommes pourtant qu’à trente kilomètres à l’est de Kirkouk, la capitale des Kurdes irakiens, où tout semble étonnamment calme. Mais Hawijah est peuplée à 90 % de sunnites plus ou moins liés à l’ancien régime de Saddam Hussein. Ici, la population n’aime pas “l’occupant américain”, présent depuis trois ans tout juste. Les plus déterminés tiennent à le démontrer tous les jours. Par la poudre et le sang.
Le transfert entre Bagdad et Hawijah se fait de nuit. Pas par la route, en hélicoptère. Le Black Hawk qui me transporte est chargé à la limite de sa capacité. Il vole tous feux éteints jusqu’au camp McHenry, l’une des trente-huit bases de la zone sous la responsabilité de la 101e division aéroportée.
“Attendez-vous à vous faire tirer dessus“.
« Bienvenue au 1er bataillon du 327e régiment d’infanterie », me lance le sergent avec un étrange sourire. Je suis au milieu de l’élite des forces d’assaut américaines, les célèbres “Aigles hurlants”, héritiers de ceux qui ont sauté sur la Normandie en 1944 et défendu la ville belge de Bastogne voici plus de soixante ans. Dans cette unité de bérets rouges, on veille aux traditions : on y rend le salut en répondant « Bastogne ! », un symbole sacré pour les paras américains.
Ce bataillon est essentiellement composé de professionnels, aux ordres du lieutenant-colonel Marc Hutson. Cet officier râblé, le crâne rasé, est un ancien des Forces spéciales. Ni lui ni ses six cents hommes surentraînés n’ont d’état d’âme sur la guerre, à la différence des unités de la Garde nationale. Certains pourtant laissent parfois percer leur amertume face à la politique de leur gouvernement. « Nous sommes dans l’un des pires secteurs d’Irak, explique Hutson. Durant les cinq derniers mois, le bataillon a eu neuf tués. Aujourd’hui, nous avons subi deux tirs de mortier. »
La menace est partout. Les paras sont notamment la cible de tirs de snipers, de roquettes antichar. Le danger le plus redouté s’appelle IED (Improvised Explosive Device) : pièges mortels fabriqués à partir d’obus d’artillerie ou de mortier, déposés le long des routes ou dans des bâtiments. Dotées des mises à feu les plus diverses, ces “mines improvisées” sont activées par téléphone portable, mais tout est bon pour les faire exploser : un émetteur infrarouge de jouet, un détonateur mécanique, etc.
Le bataillon découvre en moyenne quatre-vingt-dix IED par mois. Pour les paras, chaque patrouille est une partie de roulette russe. Ces IED sont capables de percer le blindage renforcé des nouveaux HMMWV (High Mobility Multipurpose Wheeled Vehicle), le blindé léger américain à roues plus communément appelé “Humvee”.
« Il n’y a pas un jour sans contact, donc attendez-vous à vous faire tirer dessus ». Les officiers m’ont prévenu. Hawijah est un coupe-gorge où ne s’aventurent plus les forces américaines, à l’exception des Aigles hurlants. « C’est la ville la plus dangereuse du monde selon le dernier classement de Newsweek », me disent les paras avant la patrouille. Chacun enfile son nouveau gilet pare-balles doté de plaques de céramique épaisses. Il pèse plus de vingt kilos mais les paras ne s’en plaignent pas : il a sauvé des vies. Le staff sergeant Ryan Horton donne ses dernières recommandations : « Attendez-vous à un contact à chaque coin de rue. À chaque fois que nous avons été touchés par un IED, on nous a tiré dessus, alors ne vous occupez pas du véhicule mais d’abord de votre propre sécurité. Si on vous tire dessus, ne répliquez pas si vous n’avez pas d’objectifs précis. Si vous êtes blessé, regardez d’abord si vous avez toujours vos quatre membres… »
J’accompagne treize “MP”, les policiers militaires du bataillon, pour une heure de patrouille en ville, avant de passer au quartier général de la police irakienne. Aux ordres du sergent major Rollie Guinn, la patrouille comprend quatre véhicules américains et quatre irakiens qui s’intercalent dans le convoi. Les MP sont les hommes les plus exposés. Ils sont les seuls à arpenter chaque jour les ruelles de la ville. Il y a trois jours, une roquette antichar a percé le blindage d’un de leurs Humvee, sous les pieds du chef de bord. Par miracle, l’engin n’a pas explosé. Mais le sous-officier a eu la jambe fracturée par l’impact.
La cité est située à un kilomètre à peine de la base. Le convoi roule au milieu de la chaussée, afin d’éviter au maximum les effets d’un IED. Les véhicules irakiens que nous croisons doivent s’immobiliser immédiatement sur le bas-côté. Dès les faubourgs, la foule est dense. Elle regarde passer notre petit convoi avec une évidente hostilité. Les Humvee se faufilent entre les charrettes et les étalages de marché et longent les files de véhicules qui patientent aux stations d’essence et de gaz. Aucun contact avec la population n’est possible. Les portes sont verrouillées de l’intérieur, précaution élémentaire pour éviter une grenade dans l’habitacle. Le seul homme à l’air libre est le servant de la mitrailleuse de toit. Il est le plus en danger.
La lenteur du convoi pour atteindre le centre-ville est angoissante. Pour combattre la tension, les paras font hurler un rap effréné dans leur lecteur CD. Chacun est aux aguets et le mitrailleur fait pivoter en permanence sa tourelle. À chaque arrêt obligé, le chef de bord descend et ordonne fermement, le fusil d’assaut M16 menaçant : « Back ! Back ! » Il écarte les Irakiens tentés de s’approcher trop près. Dans ce désordre de gens, d’échoppes, de véhicules ou de détritus que nous frôlons, une attaque serait imparable.
On n’attend pas longtemps. Dès le premier carrefour, une violente explosion secoue l’arrière du convoi, comme une grosse fusée de feu d’artifice détonnant sur la banquette arrière. L’impact est si puissant que l’écho donne l’impression d’une double charge. Demi-tour accéléré : le dernier Humvee vient d’être frappé par une grenade russe antichar. Lancé à la main, ce type d’engin redescend en parachute sur sa cible. Les attaquants visent toujours la tourelle. Parfois, ils réussissent. Cette fois, la grenade a percuté le capot moteur du blindé. Le train avant gauche est arraché. Les cinq hommes et le chien d’explosif sont indemnes. La chance était avec eux car cette charge est conçue pour percer le blindage.
La chasse aux bad guys (“les méchants”) est aussitôt lancée. Les paras se déploient, un homme est immédiatement arrêté, jeté à genoux, les mains sur la tête. L’action est intense, menée avec précision par Guinn. Le sergent fait preuve d’un calme étonnant. Moins de sept minutes après l’attaque, deux hélicoptères de soutien Kiowa surgissent. Armés d’une mitrailleuse de 12,7 millimètres et d’un panier de roquettes, ils passent et repassent au ras des toits à la recherche de terroristes. Peine perdue, une fois de plus. Les auteurs de l’attentat restent insaisissables, le suspect est relâché. À cent mètres du carrefour, le marché a poursuivi ses activités. La foule va et vient comme si de rien n’était.
Le lendemain, les trois véhicules et les quinze paras du staff sergeant Jason Barrier doivent reconnaître une route vers Ariyadi, au sud-est de Hawijah. Mission : déceler d’éventuelles traces de terre fraîchement remuée et voir si rien ne saute à notre passage. « Vous savez, vous risquez de vous ennuyer, s’esclaffe le sous-officier, c’est plutôt chiant dans ce coin-là. »
“Six mois dans ce bled pourri ! Dire que je dois me marier…”.
Dans le véhicule de tête, les hommes sont tendus mais pros. Devant le siège de droite, un grand écran plat donne la position GPS du véhicule sur une carte aérienne des lieux. « L’état-major du bataillon possède le même récepteur et sait exactement où nous sommes », dit Barrier. Mis à part le trèfle noir de la “Bastogne Brigade”, les Humvee ne portent aucun signe distinctif. Différencier son véhicule des autres est le meilleur moyen d’attirer l’attention des terroristes.
Comme hier, des soldats irakiens sont dans le convoi. Les malheureux circulent dans un camion à plateau, non blindé. Ils semblent plus exposés que les Américains. « Pas du tout, me rassure un para. Ils préfèrent largement ça. S’ils montent avec nous, ils savent très bien qu’ils risquent de sauter. » Le discours officiel se veut rassurant mais, sur le terrain, les Américains ne font aucune confiance aux soldats et policiers irakiens. « Ils sont censés avoir des renseignements sur la présence d’IED, mais ils sont irakiens, pas américains… »
Deux kilomètres plus loin, une nouvelle explosion ébranle l’arrière de notre convoi. « IED ! IED ! IED ! » Le message radio redouté déclenche l’alerte au camp McHenry. Le poste de secours prépare déjà l’accueil des blessés. Autour de moi, tout s’enclenche très vite. Surtout ne pas sortir du Humvee : les terroristes sont en embuscade pour nous abattre. Se mettre d’abord en sécurité. On ira voir les dégâts après. L’IED a détonné à une dizaine de mètres du deuxième blindé. Le jeune conducteur est choqué. Il balaie la terre projetée par l’explosion sur le pare-brise de son engin et fait des doigts d’honneur hystériques aux Irakiens qu’il croit voir tapis en face : « Six mois dans ce bled pourri ! Dire que je dois me marier pendant ma permission… » Comme chaque soldat envoyé en Irak, il aura droit à quinze jours de permission pendant son année de présence sur le théâtre. Son copain à côté de lui est plus calme : c’est la douzième fois qu’il échappe à l’explosion d’un IED.
Le trafic est stoppé. Tous les occupants des véhicules civils sont suspects. La fouille commence, avec l’aide d’un Irakien qui travaille undercovered, le “visage masqué” et des lunettes noires sur les yeux. Comme hier, les soldats irakiens n’ont subi aucun dommage. Cela ne fait que renforcer la méfiance des paras à leur égard : « Ils n’en ont qu’après nous. C’est une façon de nous dire de foutre le camp. »
Cette fois, le sergent Barrier a de la chance. Son blindé n’a pas été touché et les deux bad guys responsables du coup sont capturés. Ils regardaient l’explosion et ont tenté de jeter précipitamment un téléphone portable quand les paras ont foncé vers eux. Un test rapide sur les mains révèle qu’ils ont touché récemment de l’explosif. L’un d’eux est chargé dans le Humvee qui a échappé à la destruction. « Enculé ! », lui murmure doucement le futur marié.
Ces jeunes Américains de 22 ou 25 ans – en majorité blancs et originaires des États du Sud – ne comprennent plus vraiment le sens de leur mission. Ils ont du courage à revendre et l’armée est leur vie, mais ils sont très loin de la propagande officielle. Le quasi-doublement de la solde et les efforts pour favoriser les réengagements ne compensent plus le doute. « Tu parles d’une putain de vie, commente l’un d’eux. Qu’est-ce qu’on fout ici ? Ils nous détestent. Et ça ne changera jamais. »
Les deux terroristes sont passifs. Ils ont joué et perdu. Ils ne subiront aucune violence durant leur transfert vers le camp McHenry. Ils avaient enfoui une deuxième charge, à quelques mètres de la première, pour détruire la cible à coup sûr et peut-être pour frapper deux Humvee en même temps. L’autre IED n’a pas explosé. « Vous avez de la chance, me dit le sergent Barrier une fois la tension un peu retombée. En général, ils cherchent à faire sauter le premier véhicule, mais ce n’est pas si souvent qu’ils réussissent. »
Les Américains disposent d’un système de protection de leurs convois, une sorte de bulle électronique qui brouille les fréquences. Ils ne veulent rien en dire. « Ça marche ou pas, dit un para. En tout cas, c’est mieux que rien. » Le lendemain encore, un autre Humvee sera percé par l’une des deux attaques de la journée. Du 8 novembre au 7 janvier, les unités de la 101e division aéroportée auront eu 27 morts dans ce secteur.
Arnaud Beinat
VALEURS ACTUELLES