4. Le paradoxe de la « stabilité-instabilité »
S'il est difficile d'établir un modèle prévisionnel véritablement fermé et aisément reproductible en matière de relations entre Etats détenteurs de l'arme atomique et engagés dans une relation mutuelle de dissuasion, ainsi que je l'ai indiqué plus haut, et malgré le peu de recul historique que nous ayons (soit un peu plus de soixante ans), il semble bien qu'il existe des règles de la dissuasion, sortes de balises qui s'élaborent et se découvrent délicatement au cours du temps par les duellistes, à travers l'affrontement auquel ils se livrent, avec le risque permanent de dérapage et d'erreur pouvant mener au désastre. L'une de ces règles est ce que les spécialistes des questions nucléaires et stratégiques appellent le « paradoxe de la stabilité-instabilité ».
Ce dernier repose sur l'idée que l'introduction de forces nucléaires diminue le risque de conflits conventionnels de haute intensité mais augmente celui de la multiplication de petits conflits, autrement appelés conflits de basse intensité. Cette théorie a été plusieurs fois formulée par les stratèges de la guerre froide et exprimée par des auteurs tels que Kenneth N. Waltz, Glenn Snyder (auquel revient la paternité de l'expression de ce paradoxe), André Beaufre ou Pierre Marie Gallois, pour ne citer qu'eux.
Ainsi, on aurait deux cas de figure possibles : dans le premier, nous serions confrontés à une relation hautement instable qui amènerait à chaque instant les deux protagonistes au bord du précipice, augmentant considérablement le risque d'escalade, à la suite d'un calcul erroné ou d'une confiance trop grande d'un des acteurs dans ses chances de succès ; dans le second, ce serait plutôt l'émergence d'une situation d'équilibre qui s'affirmerait, tant le système serait stable, et les adversaires écarteraient dès lors toute décision ou action aventureuse susceptible de les faire basculer dans l'irréparable et de dégénérer en cataclysme.
La différence entre ces deux types de relation dissuasive ? La notion de capacité de secondes frappes qui assure à chacun des protagonistes d'être détruit à son tour s'il venait à vitrifier l'autre dans une attaque atomique en premier, fût-ce par surprise. Cette capacité ne peut être assurée que par un certain nombre de moyens techniques dont, en premier lieu, le développement de capacités de riposte sous-marines, le submersible étant pratiquement indétectable à l'échelle de la planète, tapi au fond de l'océan et prêt, à tout moment, à déclencher le feu nucléaire sur un possible agresseur.
Lorsque deux Etats ont accédé à l'arme suprême mais ne possèdent pas encore de véritables capacités de frappe en second, il convient de parler de stabilité relative, aucun des territoires des deux protagonistes n'étant à proprement parler sanctuarisé par l'existence de forces nucléaires protégées, c'est-à-dire océaniques.
Par contre, une fois la mise en œuvre de capacités de frappe en second assurée par les deux pays, on peut alors parler de paralysie mutuelle, avec les conséquences décrites plus haut en matière d'émergence de conflits.
A. Stabilité relative
Si l'Iran accédait au nucléaire militaire, force est de constater que les conditions requises d'un équilibre parfait entre ce pays et Israël ne seraient pas réunies. Tout d'abord, on peut remarquer l'absence de capacités réelles de secondes frappes des deux côtés. Côté iranien, les trois sous-marins de classe kilo mis en œuvre par sa marine ne peuvent pas accueillir de missiles balistiques à tête nucléaire. De plus, il semble que les Iraniens ne disposent pas non plus de missiles de croisière pouvant offrir une alternative sérieuse à cette incapacité à bord de ses submersibles.
Par contre, les Israéliens semblent avoir pris la mesure des défis qui les attendent, en cherchant à renforcer leur flotte sous-marine en vue d'une possible nécessité de constituer une véritable capacité dissuasive envers Téhéran. Ainsi, les trois sous-marins de la classe Dolphin, acquis en 1999 auprès de l'Allemagne, seront bientôt rejoints par deux autres (20). Si ces bâtiments ne sont pas prévus pour embarquer des missiles balistiques à charge nucléaire, il semble néanmoins qu'ils aient été équipés de 4 tubes de 650 mm susceptibles de tirer le missile de croisière Popeye Turbo. Le flou persiste autour de ce dernier et les chiffres divergent quant à sa portée. Dérivé de l'AGM 142, il aurait une portée de près de 200 à 300 km. Certains experts estiment cependant que le missile pourrait atteindre jusqu'à 1500 km (21). Info ou intox destinée à préserver le flou sur les capacités de la Heyl Hayam en rapport avec la doctrine d'ambiguïté nucléaire israélienne ? Toujours est-il qu'Israël dispose d'une industrie de défense à la pointe de la technologie et qu'il appartient au club très fermé des puissances capables de concevoir elles-mêmes des missiles de croisière. La possibilité que l'Etat hébreux ait développé un missile de croisière à changement de milieu doté d'une grande portée n'est donc pas inenvisageable et s'il ne l'a pas encore fait, on peut considérer qu'il en possède d'ores et déjà la base technologique et industrielle nécessaire.
Outre la capacité de frappe en second de part et d'autre, actuellement inexistante entre Israël et l'Iran, comme on vient de le voir, il faudrait aussi, pour assurer une véritable stabilité dissuasive entre ces deux pays, qu'ils disposent de moyens de commandement, de contrôle et d'alerte élaborés et surtout fiables. En effet, il est primordial de pouvoir mettre en œuvre des moyens de détection très en amont de la menace, grâce à des satellites, afin de repérer les missiles dès leur lancement, tracer leur trajectoire, transmettre les informations très rapidement grâce à des moyens de communication sûrs, afin de pouvoir donner l'alerte. Des chaînes de commandements claires et éprouvées par des procédures réversibles doivent être mises en place afin de pouvoir traiter l'information en temps réel, discriminer les fausses alertes des bonnes et présenter de capacités de réaction efficaces. Le but étant évidemment d'éviter tout accident !
Ici encore, il faut bien constater que les conditions ne sont pas remplies pour assurer une quelconque stabilité. Sur le plan technique, Israël dispose d'une avance considérable grâce à ses satellites d'observation. Cependant, ces moyens ne sont pas encore complets pour fournir lui les capacités suffisantes à un traitement précoce de la menace iranienne. Quant à l'Iran, tout reste à faire, et ses faibles moyens technologiques et financiers ne lui permettent pas d'envisager une parité avec Israël dans le domaine spatial à court ou moyen terme. Quant aux moyens de contrôle et de commandement, il faut souligner ici le niveau correct en ce qui concerne les compétences techniques du personnel militaire (22). La récente guerre au Liban a par ailleurs confirmé les aptitudes élevées du Hezbollah, encadré par les Pasdarans, à mettre en œuvre des matériels complexes et à préserver une chaîne de commandement efficace même dans des conditions extrêmes et précaires.
Comme si cela ne suffisait pas, il faut encore déplorer l'absence de moyens de communication directs entre les deux pays. Rappelons que l'Iran ne reconnaît pas Israël. Par conséquent, ces deux pays ne jouissent d'aucun canal diplomatique. Il s'agit là d'une situation pour le moins singulière, propre à mettre en danger la région tout entière et peut-être même au-delà, à la moindre crise, au cas où l'Iran disposerait de l'arme atomique. Souvenons-nous que, même au plus fort de la guerre froide, comme lors de la fameuse crise de Cuba de 1962, les Etats-Unis et l'URSS disposaient de relations diplomatiques. Evidemment, l'idée même d'un téléphone rouge entre Israël et l'Iran paraît dès lors exclue pour ne pas dire loufoque. Tout cela ne présage rien de bon, quand on a réalisé à quel point la dissuasion est un dialogue hautement délicat entre deux pays, comme nous l'avons vu plus haut.
On le comprend, vu l'absence des conditions nécessaires à l'émergence d'un équilibre nucléaire entre l'Iran et Israël, le Moyen-Orient ne gagnerait rien en stabilité. Cette situation précaire pourrait d'ailleurs perdurer. Une étude récente tend d'ailleurs à démontrer qu'un système de dissuasion connaît ses crises les plus graves pendant les deux premières décennies (23). On est bien loin de la vision apaisante du président français.
Evidemment, ce temps serait consacré à une course à l'armement, relancée par le programme nucléaire iranien. Celle-ci toucherait tous les domaines militaires liés à la dissuasion entre les deux pays : les missiles évidemment, aussi bien les engins balistiques que les missiles de croisière. Chose inattendue, l'introduction de ces derniers pourrait, par exemple, entraîner celle d'avions de dernière génération comme le F-22, côté israélien, afin de contrer cette menace (24). On pourrait voir évoluer les charges nucléaires elles-mêmes. Israël développerait-il des armes plus puissantes avec le passage au thermonucléaire ? Verrait-on l'apparition progressive de MIRV destinés à mettre en échec les systèmes antimissiles balistiques (ABM) comme le Hetz israélien ? Ces derniers connaîtraient sûrement des développements plus poussés encore avec l'apparition de lasers terrestres ou aéroportés (pensons au système ABL américain), voire de drones. Au-delà, c'est la militarisation de l'espace qui s'ouvrirait au Moyen-Orient, pour les raisons précitées. Enfin, la doctrine israélienne de l'ambiguïté serait-elle maintenue ou abandonnée ? Israël procéderait-il à un essai, au risque de provoquer une grave crise à son tour ?
En réalité, parallèlement à l'évolution de la menace iranienne, cette course aux armements a déjà commencé. Du côté iranien, on s'est lancé dans la course aux moyens balistiques, tandis qu'Israël améliore encore son système d'intercepteur Hetz. Les Israéliens ont ainsi procédé à un nouvel essai de ce missile antimissile balistique, le 11 février dernier (25), et semblent vouloir accélérer la mise en œuvre d'un autre prochainement (26). Récemment, ils ont même annoncé l'étude d'un drone géant de type HALE (High Altitude Long Endurance) par la firme IAI (27), tandis qu'ils s'efforcent de renforcer leurs moyens sous-marins. Manifestement, les Israéliens se préparent au pire. Est-ce dans cette optique qu'il faut replacer les déclarations controversées d'Ehoud Olmert, en Allemagne, laissant entendre qu'Israël possède l'arme atomique (28) et celles de Robert Gates, au cours de son audition devant le sénat américain, allant dans le même sens ? Serait-on en train de préparer le terrain entre Jérusalem et Washington à une possible accession de l'Iran au rang de puissance nucléaire ?
B. Paralysie mutuelle et stratégie indirecte
Mais admettons, par pure hypothèse, qu'il ne faille non pas 20 ou 30 ans mais un jour pour voir réunies toutes les conditions d'équilibre posées plus haut, et dont on vient de constater la cruelle absence entre Israël et l'Iran : nous verrions alors apparaître ce qu'on appelle une situation de paralysie mutuelle. La région en serait-elle pour autant stabilisée ?
Hélas, le problème est bien connu des spécialistes depuis maintenant plusieurs décennies : ce cas de figure, s'il diminue fortement la tentation d'affrontement direct entre deux puissances, augmente au contraire, presque en réaction, le risque de conflit indirect. En effet, la liberté d'action de chacun des deux Etats se réduisant avec l'efficacité grandissante de leurs capacités mutuelles de dissuasion, crédibilisées, comme l'avons vu, par l'élaboration de capacités avérées de seconde frappe, la possibilité d'un affrontement conventionnel se verrait sérieusement remise en question. Il est vrai que le risque d'escalade deviendrait beaucoup trop important. On se souvient ici de l'équation posée plus haut entre risque et enjeu : la perspective d'un anéantissement mutuel serait alors inévitable, invalidant dès lors l'option de la guerre directe.
Par conséquent, le seul moyen qui resterait alors à disposition se présenterait sous la forme d'une stratégie indirecte. Ces dernières années, stratèges et autres analystes ont recensé de nouvelles formes d'affrontement correspondant à ce type d'approche : guerres asymétriques, conflits de basse intensité, terrorisme. Ces nouveaux visages de la guerre remettent en question les conceptions occidentales fondées sur une vision trinitaire (29) et capacitaire de la guerre. Ils ont même pris une part prépondérante dans l'actualité internationale. Qu'on songe à l'intifada, à la guerre en Irak, au développement d'Al Qaeda et de la mouvance de ce qu'on a pris pour coutume d'appeler le terrorisme international. Pensons à la Somalie d'aujourd'hui (30) ou au Vietnam d'hier.
En réalité, on l'a compris : une paralysie mutuelle entre Israël et l'Iran ne ferait que renforcer la situation d'instabilité structurelle du Moyen-Orient déjà présente actuellement, car elle augmenterait le risque asymétrique dans la région et au-delà (31) !
La stratégie de l'Iran consisterait donc en l'exploitation de la paralysie d'Israël, dont la force de dissuasion serait court-circuitée dès lors que Téhéran serait en mesure d'accéder à une parité nucléaire crédible. C'est ici un grand paradoxe. La dissuasion israélienne a parfaitement fonctionné jusqu'ici et ce, depuis trente ans... parce qu'aucun de ses adversaires ne possédait l'arme atomique. La possibilité d'affrontement conventionnel s'est vue sensiblement limitée. Même la miniguerre entre Israël et la Syrie, à l'occasion de l'opération israélienne Paix en Galilée de 1982, s'est limitée dans le temps et dans l'espace, aucun des deux protagonistes ne sortant des limites du territoire libanais pendant les 5 jours qui les ont opposés. Le conflit israélo-arabe s'est donc transposé progressivement sur un mode indirect, prenant ainsi le visage actuel du conflit israélo-palestinien. Même la récente guerre au Liban a vu Israël engager ses forces contre une techno-guérilla exploitant au maximum la dimension asymétrique du conflit. Néanmoins, avec l'émergence d'une nouvelle puissance nucléaire dans la région, au cas où l'Iran obtiendrait la technologie nucléaire, la dissuasion israélienne ne fonctionnerait plus de la même manière. Certes, elle serait pleinement efficace dans le cadre évoqué ci-dessus de paralysie mutuelle, en ce qui concerne la possibilité d'affrontement direct, mais s'accompagnerait d'une limitation substantielle de la liberté d'action d'Israël, au bénéfice de l'Iran et, de manière plus générale, de ses ennemis.
L'Iran, doté d'un arsenal atomique, pourrait donc aisément profiter de ce nouveau rapport de forces en instrumentalisant autant que possible les forces arabes de la région. La Syrie, le Liban avec le Hezbollah, les forces palestiniennes dont, surtout, le Hamas, représenteraient des pions privilégiés d'un Iran hégémonique et devenu invulnérable par la vertu sanctuarisante de l'atome. La guerre de cet été ne serait-elle qu'un avant-goût de ce qui pourrait arriver si l'Iran parvenait à l'arme atomique, avec la multiplication de champs de bataille « neutres », asservis à des logiques de harcèlement ?
Au-delà, c'est la communauté internationale elle-même qui se verrait impliquée et instrumentalisée à son tour. L'objectif serait clair : faire peser sur Israël un chantage insupportable, y compris sur le plan moral, en allant jusqu'à faire porter sur l'Etat juif la responsabilité d'une éventuelle escalade, avec ses perspectives potentiellement génocidaires, tant il est effectivement difficile, pour ne pas dire naïf, d'imaginer l'Iran et certaines forces dans le monde renoncer à l'exploitation des arguments les plus cyniques (32).
En réalité, s'il est très vraisemblable que l'on cherche à faire porter le chapeau à Israël, par de multiples artifices moraux ou autres sophismes déjà bien rodés actuellement, le Moyen-Orient tout entier n'en verrait pas moins son équilibre, déjà improbable aujourd'hui, encore davantage précarisé, inscrivant durablement cette région dans l'instabilité. Une telle situation ne pourrait évidemment que renforcer la dépendance des puissances étrangères et en particulier occidentales, à mesure de l'augmentation de l'enjeu stratégique de cette région détentrice des principales ressources en hydrocarbures de la planète.
Car il ne faut pas oublier qu'au Moyen-Orient, il n'y a pas qu'Israël. Nous touchons ici aux limites de notre cadre de réflexion, raison pour laquelle il faut rappeler l'insuffisance d'une approche du dossier iranien ne tenant qu'à un face-à-face entre Téhéran et Jérusalem. Résumer le Moyen-Orient à ces deux pôles est évidemment réducteur, y compris en ce qui concerne la problématique de la dissuasion. En clair, l'accession de l'Iran au statut de puissance nucléaire ne ferait pas forcément basculer cette région du monde dans un modèle bilatéral pur (33). Au contraire, celui-ci devrait être ouvert à d'autres puissances régionales telles l'Egypte ou, surtout, l'Arabie saoudite, grande rivale de l'Iran. Car évidemment, avec un Iran nucléaire, c'est la politique de non-prolifération et le TNP qui voleraient en éclats, avec les incalculables conséquences qui s'ensuivraient pour le Moyen-Orient tout entier, et au-delà.
5. Rupture d'équilibre et liberté d'action
Si l'émergence d'une nouvelle puissance atomique au Moyen-Orient, l'Iran dans notre hypothèse, s'accompagnerait d'une rupture de l'équilibre stratégique qui prévaut depuis les années septante et l'aboutissement du programme nucléaire israélien, Téhéran n'en attendrait pas pour autant de se trouver dans un schéma de paralysie mutuelle pour exploiter la situation aux dépens d'un Israël fragilisé. Le régime iranien chercherait donc à augmenter au maximum sa liberté d'action, parallèlement à l'effritement de celle d'Israël. Comme l'écrivait le général Beaufre, « la liberté d'action est en effet l'essence de la stratégie » (34).
C'est ici qu'il faut rappeler qu'une stratégie élaborée au plus haut niveau de l'Etat est forcément globale, pour ne pas dire totale. Exit donc les discours convenus opposant artificiellement action politique, ou diplomatique et action militaire. De tels sophismes, s'ils sont très efficaces dans les médias et sur un public moyen, ne sont en réalité guère convaincants. Un chef d'Etat, a fortiori d'une puissance nucléaire, pense avec la totalité des moyens dont dispose son pays, pour mettre en œuvre une stratégie visant à maximiser l'intérêt national. Economie, politique, diplomatie, ressources juridiques ou militaires, rien n'est écarté. Même les médias ne sont pas épargnés, comme on le voit, hélas, de plus en plus souvent.
L'Iran, quel que soit son président, ne dérogera pas à cette règle. Aussi emploiera-t-il l'ensemble de ses moyens disponibles pour augmenter sa marge de manœuvre et diminuer celle des Israéliens, utilisant autant que possible le poids de ses capacités nucléaires.
Dans cette optique, on constatera très vite le renforcement de l'aspect symbolique et idéologique de l'affrontement avec Israël. Par conséquent, on pourrait même voir l'aspect territorial du conflit israélo-arabe instrumentalisé au profit de sa dimension métaphysique et religieuse (35). L'Iran se focalisera donc sur le sionisme dans une manœuvre de délégitimation décuplée par ses nouvelles capacités. Le but ne sera pas seulement politique mais aussi économique et démographique, cherchant tant à freiner l'immigration juive vers Israël qu'à en faire fuir la population et les investisseurs. D'ailleurs, n'oublions pas que, quel que soit le niveau de stabilité entre l'Iran et Israël, dans l'expression « équilibre de la terreur », il y a précisément le mot « terreur » qui coïncide parfaitement avec la politique des mollahs (36).
En réalité, cette démarche visant les esprits a déjà commencé. Qu'on songe par exemple à la conférence sur l'Holocauste organisée récemment par l'Iran. Contrairement à ce qu'on a pu lire ou entendre, celle-ci n'est pas simplement le fruit de l'imagination douteuse d'un chef d'Etat provocateur, en l'occurrence Ahmadinejad, mais s'inscrit au contraire dans le cadre d'une véritable stratégie à long terme, conçue par un régime qui se place progressivement dans une attitude agressive et hégémonique au Moyen-Orient, en prévision de ses espoirs de réaliser l'arme nucléaire, ferment d'une puissance accrue sur l'échiquier international. On aurait donc tort de sous-estimer le problème en le réduisant à une question de personne, sans connexion avec la dimension potentiellement nucléaire de la politique iranienne.
6. Conclusion
Au terme de cette analyse, on peut revenir à la question posée en introduction et constater que l'obtention de l'atome militaire par l'Iran augmenterait fortement l'instabilité du Moyen-Orient.
Outre la difficulté de recourir à un modèle prévisionnel fiable et rassurant en raison de l'absence de déflagration nucléaire durant la guerre froide ou dans le cadre des relations indo-pakistanaises, c'est l'épineuse question de la rationalité des acteurs qui ternit le sourire des chanteurs de bonne espérance. La formidable subtilité de la notion d'incertitude, concept clef de la dissuasion, comme on l'a vu, conjuguée à l'extraordinaire et explosive complexité du Moyen-Orient nourrit à juste titre les pires craintes quant à l'avenir, le fossé idéologique et perceptuel qui sépare les deux protagonistes envisagés par notre hypothèse de départ ne contribuant en rien à lever une hypothèque bien lourde sur l'équilibre déjà précaire de la région.
On peut d'ailleurs douter de l'applicabilité de nos schèmes mentaux aux modes de calcul des dirigeants iraniens et plus encore, de ceux qui, hypothèse extrême certes mais impossible à écarter, pourraient bénéficier du nouveau savoir-faire iranien en matière de nucléaire, semant la terreur et la désolation sur leur passage.
Mais d'autres éléments s'ajoutent à ce sombre tableau et viennent fissurer la carapace de certitudes des plus optimistes. Ainsi, l'examen du « paradoxe de la stabilité-instabilité » s'est révélé tristement instructif. Tout d'abord, nous avons constaté à quel point la stabilité, qu'on aimerait voir s'affirmer avec un Iran doté de l'arme nucléaire, serait relative, pour ne pas dire franchement improbable. Absence de capacités de seconde frappe, inexistence de relations entre deux pays dont l'un, l'Iran, ne reconnaît même pas l'existence de l'autre, course à l'armement prévisible et déjà constatable sur le terrain... : tout concorde à dire qu'il faudra plusieurs années, voir décennies, avant de constater un semblant de stabilité réelle entre Israël et l'Iran.
En réalité, le risque que le programme nucléaire iranien fait peser est celui d'une rupture d'équilibre : celui qui prévaut, tant bien que mal, depuis qu'Israël a acquis l'arme suprême, introduisant une dissuasion relativement efficace jusqu'à aujourd'hui vis-à-vis de ses adversaires, hésitant dès lors à menacer conventionnellement l'Etat juif. En effet, même en cas de paralysie mutuelle, la situation profiterait davantage au régime iranien, qui pourrait alors exploiter un « équilibre de la terreur » dans le cadre de sa politique traditionnelle, instrumentalisant au passage les forces arabes de la région, dans son objectif hégémonique.
Voilà qui souligne le véritable effet d'une possible bombe atomique iranienne : le renforcement du risque asymétrique dans la région et au-delà, l'Iran accroissant substantiellement sa liberté d'action sous un parapluie nucléaire, au contraire d'Israël qui verrait la sienne fortement diminuée, signe d'une fragilisation peu rassurante pour l'équilibre régional et international.
Quel que soit le schéma envisagé, c'est donc l'inquiétude qui prévaut. Le danger paraît d'autant plus préoccupant que certains semblent vouloir le minimiser. Sur place pourtant, les différents acteurs manifestent de plus en plus d'appréhension devant le péril grandissant que représente la perspective d'un Iran disposant d'un arsenal atomique, tandis que les Israéliens se préparent à toutes les éventualités.
L'apocalypse pour demain ? A moins que les velléités iraniennes ne débouchent sur un paradoxe jusqu'ici passé inaperçu aux yeux des commentateurs. Voulant à tout prix assurer leur survie et leur domination sur l'ensemble de la région par l'acquisition de l'arme nucléaire, les mollahs ne donneront plus d'autre possibilité que de frapper au seul endroit qui puisse réellement les abattre : au cœur même du régime qu'ils prétendent consolider.
Emmanuel Dubois
© Revue Militaire Suisse
Cet article d'Emmanuel Dubois, philosophe et chercheur associé à l'ESISC, a été publié par celui-ci en mars dernier. La RMS remercie son Président, Claude Moniquet, d'avoir autorisé cette republication.
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(1) Voir Le Nouvel Observateur, 05/02/2007.
(2) Le Nouvel Observateur, 07/02/07.
(3) Poirier Lucien, Des Stratégies Nucléaires, Editions Complexes, Paris, 1988, p. 133.
(4) Général Beaufre, Stratégie de l'Action, A. Colin, Paris 1966, p. 22.
(5) Poirier Lucien, Des Stratégies Nucléaires, Editions Complexes, Paris, 1988, p. 131.
(6) Si la dissuasion relève d'une démarche hautement psychologique, elle n'en requiert pas moins, afin d'assurer son efficacité, la réalité de la menace. Autrement dit, il ne peut y avoir de dissuasion que si l'existence matérielle des armes nucléaires est assurée ! Ceci est d'une importance cruciale.
(7) Beaufre André, Introduction à la Stratégie, Economica, Paris, 1963, p. 72.
(8) Pour illustrer l'extraordinaire complexité du « calcul stratégique », on peut à nouveau citer le général Beaufre qui explique, quelques lignes plus haut : « Tout ceci aboutit à une dialectique extraordinairement subtile visant à apprécier la probabilité de réactions de l'adversaire en fonction de ses moyens et de sa volonté de les employer, mais aussi en fonction de l'opinion qu'il peut avoir de nos moyens et de notre volonté de les employer et même l'idée qu'il se fait de l'idée que nous nous faisons de ses moyens et de sa volonté de les employer. » (Idem, p. 72)
(9) Rappelons qu'Albert Wohlstetter qualifiait l'équilibre du système présenté par cette structure dissuasive entre deux pays (à l'époque les USA et l'URSS) de « délicat », du moins, en l'absence d'une capacité solide et bilatérale de seconde frappe. On y reviendra plus loin.
(10) « Aussi doit-elle (la dissuasion) faire l'objet d'une tactique particulière dont le but est de l'accroître ou au moins de la maintenir », idem p. 72.
(11) Qu'on me comprenne bien : lorsque j'évoque un peu plus haut la difficulté de dégager un modèle prévisionnel « mathématiquement fermé » en raison de cette notion d'incertitude, je n'argue aucunement de l'impossibilité de présager l'avenir de quelque relation dissuasive que ce soit, au motif que le principe de la dissuasion reposerait sur l'incertitude quand à son succès ! Au contraire cette incertitude que j'évoque ici est celle qui fonde la dissuasion. C'est cette incertitude qui fournit toute la dynamique et toute la puissance du concept de dissuasion. Or, et c'est là mon argument, cette notion d'incertitude est certes très riche mais aussi incroyablement complexe (voir supra citation du général Beaufre). C'est cette complexité qui représente le danger car son maniement, particulièrement difficile, est toujours forcément problématique et dépend d'une multitudes de variables, propre aux acteurs de chaque relation dissuasive.
(12) Relevons par exemple la conclusion nuancée de Bruno Tertrais dans son étude sur les leçons de l'exemple indo-pakistanais : « De même que l'on n'a su que très tard que la crise de Cuba avait été beaucoup plus près de dégénérer en un affrontement ouvert entre les deux superpuissances de la Guerre froide, de même est-il trop tôt pour tirer des conclusions solides d'une bipolarité nucléaire sud-asiatique encore jeune. » Leçons de l'exemple indo-pakistanais pour la dissuasion nucléaire, étude de Bruno Tertrais, Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS), octobre 2003, p. 36.
(13) Voir par exemple, Roche Jean-Jacques, Théories des Relations Internationales, Montchrestien, Paris, 2004.
(14) Morel Christian, Les Décisions Absurdes, Gallimard, Paris , 2004, p.74.
(15) A ce propos, on peut relever pour exemple, qu'au lendemain de l'essai nord coréen du 9 octobre dernier, le stratégiste Joseph Henrotin notait, dans la revue DSI, que « la principale question qui hante les états-majors est de savoir si Pyongyang est, ou non, un acteur rationnel ». DSI (Défense et Sécurité Internationale), novembre 2006. On sait depuis lors, qu'un accord est intervenu dans le cadre des négociations multilatérales. Pour autant, il convient de remarquer l'extrême prudence qui accompagne une telle annonce par les autorités nord coréennes. Prudence qui confine parfois à un certain scepticisme. Manifestement la « rationalité » de cet acteur ne semble toujours pas évidente aux yeux des principales puissances internationales, a fortiori après de nombreux échecs successifs dans des circonstances similaires (accords précédents avec l'administration Clinton).
(16) Pensons à cette technique dite de la takiya, peu comprise des Occidentaux, et largement utilisée par les mollahs en vue de tromper ou de diviser les membres de la communauté internationale. Cf. « Pour les dirigeants iraniens, la takiya, art du mensonge institutionnalisé, est une seconde nature », note brève de l'ESISC, 28/06/05.
(17) Ce concept a été livré pour la première fois par un diplomate français dans le journal le Monde, le 09/11/1990. Il s'agissait à l'origine de fournir une possibilité de dissuasion occidentale envers des puissances régionales gouvernées par des régimes autoritaires ou fanatiques et disposant d'armes de destruction massive. On pourrait élargir la question aux groupes terroristes, ce qui représente évidemment la limite du modèle en question.
(18) « La dissuasion nucléaire, je l'avais souligné au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, n'est pas destinée à dissuader des terroristes fanatiques. Pour autant, les dirigeants d'Etats qui auraient recours à des moyens terroristes contre nous, tout comme ceux qui envisageraient d'utiliser, d'une manière ou d'une autre, des armes de destruction massive, doivent comprendre qu'ils s'exposent à une réponse ferme et adaptée de notre part. Et cette réponse peut être conventionnelle. Elle peut aussi être d'une autre nature ». Discours du président français Jacques Chirac, prononcé à Landivisiau, le 19 janvier 2006.
(19) Voir certaines annonces, aux Etats-Unis et peut-être en France sur le développement d'armes nucléaires miniaturisées, parfois appelées « mininukes ». Au-delà de l'effet de sensation utilisé par certains, on peut y voir une forme de réflexion portée sur le développement de nouvelles menaces dans un monde post guerre froide s'accompagnant de la montée en puissance du terrorisme international. Cf. « L'armée française invente la « pressuasion », mélange de prévention et de dissuasion » ; "«Mininukes», «frappes préventives»... mythes et réalités de la politique nucléaire américaine ".
(20) "Israel buys 2 German subs", Jerusalem Post, 22/06/06.
(21) Sur le site missilethreat.com.
(22) DSI (Défense et Sécurité Internationale) numéro 15 (mai 2006).
(23) "Leçons de l'exemple indo-pakistanais pour la dissuasion nucléaire", étude de Bruno Tertrais, Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS), octobre 2003, p. 33.
(24) Sur la capacité du F-22 à lutter contre les missiles de croisière, cf. Air&Cosmos, numéro 1951, 24 septembre 2004. A remarquer que cette idée d'utilisation de chasseurs de la dernière génération a également été formulée très récemment dans le dernier numéro de la revue DSI (DSI numéro 23, p. 81).
(25) Sur le site romandie.com.
(26) Sur le site israelvalley.
(27) Sur le site du Figaro.
(28) Sur le site de Libération.
(29) Martin Van Creveld, Les Transformations de la Guerre, L'Art de la guerre, éditions du Rocher, 1998.
(30) On peut remarquer que suite à l'intervention de l'armée éthiopienne en Somalie contre les tribunaux islamiques, le conflit tend à devenir asymétrique, les islamistes ne pouvant plus rivaliser avec succès sur le plan conventionnel.
(31) On pourrait fort bien envisager des actions terroristes commanditées par l'Iran en dehors de cette région comme par exemple en Europe.
(32) Certains seraient tentés d'imaginer Israël se placer sous la protection atomique américaine. Ce serait en réalité hautement problématique en ce qu'une telle évolution aliénerait immanquablement l'autonomie décisionnelle de Jérusalem, avec les inévitables conflits sur les intérêts vitaux. (CF. Quatre généraux et l'apocalypse, François Géré)
(33) Bruno Tertrais, op. cit. [ci-dessus n. 23] p. 30.
(34) Beaufre André, Introduction à la Stratégie, Economica, Paris, 1963, p. 121.
(35) Rappelons ici que l'Iran n'a aucun différend territorial avec Israël. Ceci peut rendre d'autant plus problématique l'idée, évoquée parfois par certains commentateurs, de négociations futures entre ces deux pays, à l'instar, par exemple, du processus qui semble s'être engagé entre l'Inde et son voisin pakistanais.
(36) Ceci ne se limite pas à Israël et peut-être également appliqué à l'Europe ou aux Etats-Unis, cf. supra, note 31.
[Merci à Koira de nous avoir signalé l'existence (qui m'avait échappé) de cette remarquable revue.]
Mis en ligne le 10 avril mars 2007, par M. Macina, sur le site upjf.org