30.3.06

LA PARTITION

Amos Oz : "Il n'y a qu'une solution: la partition"


propos recueillis par Dominique Simonnet


Quand je serai grand, je voudrais être un livre, disait-il, petit enfant dans la Jérusalem des années 1940. C'était moins dangereux que d'être un homme, et, avec de la chance, au moins un exemplaire de lui survivrait… Amos Oz avait déjà le sens du tragique - héritage d'une famille désespérée, chassée d'Europe par l'antisémitisme - et la passion des mots. Il est devenu un écrivain mondialement connu et l'un des acteurs du dialogue israélo-palestinien. Il faut lire son dernier livre, essentiel et limpide, Comment guérir un fanatique (Gallimard). Avant les élections israéliennes du 28 mars, ce sage de 67 ans, qui se partage entre sa maison dans le désert et son appartement de Tel-Aviv, plaide pour qu'on aide les deux peuples non pas à se réconcilier, mais à divorcer, et il dit sa colère de voir trop de Français se complaire dans les partis pris faciles. Ce jour-là, chez lui, un menuisier ajoutait des rayonnages pour accueillir d'autres ouvrages. Encore des livres, encore des mots, comme autant de nouvelles chances d'éternité…


Ecrivain engagé, cofondateur du mouvement La Paix maintenant, vous cherchez inlassablement à établir un dialogue entre Juifs et Arabes, et vous êtes assurément l'un de ceux dont les mots comptent. Quelle est pour vous la vraie nature du conflit israélo-palestinien?

Ce n'est pas une guerre de civilisations ni une guerre de religion, même si certains souhaiteraient qu'il en soit ainsi. La seule question est celle-ci: à qui appartient la terre? Notre pays est tout petit. Les deux peuples y sont légitimes. Qui pourrait prétendre que les Palestiniens ne sont pas chez eux en Palestine? Ils sont chez eux autant que les Hollandais en Hollande. Qui pourrait prétendre que les Juifs n'ont pas eux aussi droit à ce pays? C'est leur seule et unique patrie historique, ils n'en ont jamais eu d'autre. Dans cette affaire, il n'y a pas de bons et de méchants, comme les Européens aiment le croire. Ce n'est pas un western, pas un combat entre le bien et le mal. C'est une vraie tragédie, c'est-à-dire un conflit entre deux revendications puissantes, convaincantes et valables, entre le juste et le juste.

Et entre deux victimes de l'Europe, comme vous le soulignez dans vos écrits.

Oui. Les Arabes ont été victimes de l'Europe par le colonialisme, l'impérialisme, l'exploitation, l'humiliation; les Juifs, par la discrimination, les persécutions et le meurtre de masse à une échelle sans précédent. Les intellectuels sentimentaux se plaisent à penser que les victimes finissent par s'aimer et marcher ensemble vers les barricades en chantant des vers de Bertolt Brecht. Mais non. Dans la réalité, les pires conflits sont ceux qui opposent deux victimes. Les deux enfants de parents cruels ont tendance à voir en l'autre l'image du parent violent. Ainsi, les Arabes nous considèrent comme des colonialistes déguisés en sionistes, venus au Moyen-Orient pour les opprimer. Nous, les Juifs, nous les voyons comme des meneurs de pogroms, des nazis moustachus qui portent le keffieh… Cela charge l'Europe d'une responsabilité particulière à notre égard.

Il y a soixante-dix ans, les murs d'Europe étaient couverts de graffitis: «Les Juifs en Palestine!» Aujourd'hui, on lit: «Les Juifs hors de Palestine!»

En France, la légitimité palestinienne est peu contestée. Plus décriée est celle des Juifs israéliens.

Les Juifs n'ont jamais eu d'autre pays que celui-ci. Ils en ont d'abord été chassés par la force, il y a dix-sept siècles. Mais il y a toujours eu une communauté juive importante sur cette terre. A Jérusalem, depuis deux cents ans, la majorité de la population est juive. Au cours des dernières décennies, les Juifs sont venus ici parce que là était leur unique planche de salut… Il y a soixante-dix ans, en Europe, des Juifs laïques comme mes parents étaient les seuls véritables Européens. Les autres étaient des patriotes - portugais, hongrois, norvégiens... Mon père parlait 11 langues, en lisait 17; ma mère en parlait 7. Ils dialoguaient en russe et en polonais, lisaient l'allemand, le français et l'anglais, et rêvaient probablement en yiddish. Mes parents aimaient l'Europe avec passion, mais l'Europe ne les aimait pas. Les nazis et les communistes les appelaient «cosmopolites», «intellectuels sans racines», «parasites». Mes parents n'ont pas coulé avec le Titanic Europe. Alors que les gens dégustaient encore des plats raffinés (en partie imaginés par des Juifs) et dansaient au son de musiques (en partie composées par des Juifs), ils ont été jetés par-dessus bord hors de l'Europe des années 1930. Ils ont eu de la chance: sans cela, ils auraient été assassinés dans les années 1940. Comme d'autres, mes parents ont nagé jusqu'en Palestine. C'était leur seule option.

Car, il faut le rappeler aujourd'hui, il n'y avait alors aucun autre endroit au monde pour les accueillir. Pas même les Etats-Unis.

Personne ne voulait des Juifs. Personne! Le Premier ministre canadien de l'époque avait déclaré: «Un seul, c'est déjà trop!» L'Australie fut plus sophistiquée: «Nous n'avons pas d'antisémitisme dans notre beau pays, c'est pourquoi nous interdisons l'immigration des Juifs car cela pourrait le susciter.» Quant aux Etats-Unis… Mon grand-père a tenté de demander la nationalité américaine. On lui a répondu: «Attendez dix-sept ans!» Il n'avait pas dix-sept ans devant lui dans la Pologne antisémite de 1932. Jérusalem était la seule, l'unique option, à part se noyer dans l'océan. Des ambitions coloniales! médit-on. Exploiter les Arabes! Comment ose-t-on prétendre cela? «Israël, était-ce vraiment une bonne idée?» m'ont demandé encore récemment des intellectuels français. Je les ai regardés avec consternation. Comme si ma famille s'était rendue dans une agence de voyages, et, au lieu de demander la Côte d'Azur, ils avaient opté pour la Palestine, bêtes comme ils étaient!

Vous êtes toujours en colère contre l'Europe.

Il y a soixante-dix ans, les murs d'Europe étaient couverts de graffitis: «Les Juifs en Palestine!» Sur les mêmes murs aujourd'hui, on lit: «Les Juifs hors de Palestine!» Alors, où est le pays des Juifs? Je suis stupéfait et en colère de voir les intellectuels français incapables de saisir la complexité du conflit. Je me souviens d'un temps où ils étaient pro-israéliens à 120%, plus que je ne l'ai jamais été moi-même. Quand ils sont devenus propalestiniens, ce fut aussi à 120%. Dans le premier cas, ils ne rendaient pas service à Israël. Dans le second cas, ils ne rendent pas service aux Palestiniens. En Europe, face à une injustice, on signe une pétition, on organise une manifestation, et on va se coucher satisfait de soi-même. Moi, je m'inscris dans la tradition du Dr Tchekhov. Je me demande: «Que puis-je faire?» Quand on voit un blessé perdre son sang, on cherche non pas à savoir qui est responsable, mais à arrêter l'hémorragie. Ici, les gens saignent, ils meurent, les Palestiniens dépérissent sous l'occupation israélienne, les Israéliens vivent dans une peur constante de l'annihilation. Alors demandez-vous, vous les Européens, ce que vous pouvez faire pour aider, au lieu de penser à votre prochaine pétition! Et n'oubliez pas que l'Europe a versé plus de sang innocent que tous les autres continents réunis. Il lui a fallu un millénaire pour faire la paix. Notre guerre sera moins longue. Si j'étais un Européen, je serais plus humble.

Né à Jérusalem en 1939, vous y avez passé votre jeunesse, que vous racontez dans Une histoire d'amour et de ténèbres (Gallimard). Comment l'enfant que vous étiez jugeait-il les Palestiniens?

J'étais un petit sioniste militant, chauvin et endoctriné. Un enfant de l'Intifida juive. Mon premier engagement politique fut de jeter des pierres contre une patrouille britannique en 1946, en criant les seuls mots d'anglais que je connaissais alors: «British go home!» Heureusement pour moi, avec l'aide de quelques jeunes femmes, j'ai appris le relativisme assez tôt. J'ai grandi dans un minuscule appartement envahi par les livres, dans une famille pauvre, avec des conflits, des pertes, à l'ombre de l'Holocauste. J'étais l'enfant de réfugiés, de gens déracinés, brisés - ma mère s'est suicidée quand j'étais très jeune - et j'ai hérité d'une bonne part de leur tragédie. Mais ce n'était pas une enfance malheureuse, car j'ai eu l'occasion incroyable d'être témoin de l'Histoire, et d'apprendre plus sur la vie et les gens que je n'aurais pu le faire ailleurs. A 14 ans, je me suis révolté contre le monde de mon père, ses valeurs, ses traditions, et je suis parti vivre dans un kibboutz. Il était un intellectuel de droite, j'ai décidé de devenir un conducteur de tracteur de gauche. Il était petit, je voulais devenir très grand (ça n'a pas marché!). Je n'ai pu écrire sur tout cela que lorsque la colère a fait place à la compassion. Aujourd'hui, je me figure mes parents comme s'ils étaient mes enfants, parfois stupides, parfois cruels, des gens qui ne voyaient pas bien loin. Très humains. Très tristes.

Elevé au milieu des livres, vous êtes toujours resté dans le monde des mots.

La langue, c'est mon outil. Je suis un ouvrier, je travaille les mots, comme les menuisiers le bois. Tous les jours, je les renifle, je les essaie, les change, je joue avec eux. J'estime avoir une certaine responsabilité à l'égard des mots. Déshumaniser la langue, la corrompre, traiter quelqu'un de parasite ou d'insecte, c'est toujours la première étape avant la tuerie. Alors, dès que j'entends un langage déshumanisé, je crie. Je ne peux rien faire d'autre: crier. J'ai toujours aussi cherché à me mettre dans la peau des autres: «Comment cela fait-il d'être lui? D'être elle?» Que ce soit un Arabe palestinien ou un colon juif de Cisjordanie. Imaginer l'autre, cela ne veut pas dire l'aimer ni être d'accord avec lui.

Dans le conflit israélo-palestinien, il ne s'agit donc pas d'apprendre à s'aimer et de se réconcilier. Mais de se séparer. «Aidez-nous à divorcer!» répétez-vous dans vos livres. Comment?

La réponse tient en un mot: partition. Diviser la maison en deux petits appartements. Il n'y a aucune chance pour que nous nous jetions dans les bras les uns des autres en criant: «O mon frère, qu'importe la terre, aimons-nous!» Nous ne sommes pas dans un roman russe. Ici, il n'y a pas non plus de solution à la sud-africaine possible, pas de Nelson Mandela ni de Desmond Tutu, car le conflit oppose des gens qui n'ont ni langue, ni religion, ni traditions en commun. Souhaiter passer d'une guerre sanglante à une lune de miel, c'est comme si on avait espéré l'unification de la France et de l'Allemagne en 1945.

Il faut «faire la paix, pas l'amour», comme vous dites…

Je détiens les droits d'auteur sur cette expression! [Rires.] Peut-être parce que je ne suis pas chrétien, je pense que l'amour est un bien très rare. C'est une émotion complexe, égoïste, parfois violente, un outil inepte pour résoudre un conflit. Dans un tribunal, face à deux plaignants qui se disputent la même chèvre, le juge ne dira pas: «Aimez-vous et oubliez la chèvre.» Je sais que le mot «compromis» a une réputation épouvantable parmi les idéalistes européens, mais, dans mon vocabulaire, il est synonyme du mot «vie». La vie, c'est le compromis. Et l'opposé du compromis, ce n'est pas l'idéalisme, mais le fanatisme et la mort. Je suis marié à la même femme depuis quarante-cinq ans, et j'ai deux ou trois petites idées sur la question! [Rires.]

Quels peuvent être les termes du compromis?

Un mur entre les deux appartements? Les frontières de 1967? Approximativement, la ligne verte de 1967. Le mur, construit par Israël pour arrêter les attentats kamikazes, ne me pose pas de problème en soi. Une bonne clôture fait les bons voisins. Mais il ne doit pas être bâti au milieu de la cour du voisin. Heureusement, une fois la ligne de partition acceptée, les Israéliens pourront toujours déplacer le mur. Des bulldozers suffiront. Certes, on ne dansera pas dans les rues, ce sera dur. Mais personne ne nous a promis un jardin de roses. Combien de temps cela prendra-t-il? Combien de sang innocent va-t-il encore couler? Je ne sais pas. C'est très dangereux d'être prophète dans ce pays, il y a trop de compétition!

Comment faire avancer une telle solution avec le Hamas au pouvoir?

Le parti centriste israélien Kadima a annoncé que, une fois élu, il tracerait seul les frontières de l'Etat. Nous ne pouvons pas parler politique avec le Hamas aussi longtemps qu'il veut faire disparaître l'Etat d'Israël. Il n'y a pas de compromis possible entre existence et anéantissement. En revanche, nous pouvons intensifier nos contacts avec le Mouvement pour la paix palestinien et faire appel à la Ligue arabe, qui, en 2002, a formulé une proposition. Les Etats arabes y ont intérêt, ils ont besoin de contenir le fondamentalisme. Si nous parvenons à un compromis, il pourrait faire l'objet d'un référendum en Palestine. Ce serait préférable à une solution unilatérale. Dans un divorce, il vaut mieux parvenir à un accord que claquer la porte en laissant les revendications ouvertes.

Israël prendra un grand risque en continuant à rendre les territoires occupés.

Israël prendrait un risque plus grand en les gardant. Nous devons choisir entre deux dangers. En son milieu, une fois rendus les territoires, Israël ne dépassera pas 15 kilomètres en largeur! Nous avons déjà connu cela avant 1967, et je suis assez vieux pour me souvenir de l'angoisse qui pesait alors sur nous. Mais continuer à contrôler la vie de 3 millions de Palestiniens est un désastre à la fois pour eux et pour nous. Il y a 7 millions d'habitants à l'intérieur de la ligne verte (dont 5,5 de juifs et 1,5 de musulmans ou de chrétiens). Il y a de plus 3 millions de Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza, et un nombre inconnu de Palestiniens en Jordanie, au Liban et ailleurs. Le futur Etat palestinien devra dire qui aura le droit de revenir et d'être citoyen palestinien. Ils devront définir leur propre loi du retour. Quand les Palestiniens affirment que la loi du retour instituée en Israël [tout Juif peut devenir citoyen israélien] est raciste, je leur dis: «Soyez prudents, vous aurez vous aussi ce problème.»

J'ai envie de vous poser la question infernale: être juif, qu'est-ce que cela signifie pour vous?

Je pourrais répondre par une boutade: toute personne qui pose la question est un peu juive… Juif, ce n'est pas une race: il suffit de se promener dans les rues de Tel-Aviv pour le comprendre. Ce n'est pas non plus une religion: la plupart des Juifs israéliens sont laïques jusqu'à l'os! Ce n'est même pas une langue: les Juifs du monde parlent des dizaines de langues. Alors quoi? Il nous reste une certaine sensibilité, très difficile à définir… Pour moi, tout être humain qui se considère juif, ou qui est forcé de se considérer comme tel, est juif. Alors, bienvenue à bord! Mais je ne veux pas en parler en termes déprimants. La civilisation juive est merveilleuse, c'est une civilisation anarchiste! Si quelqu'un prétendait devenir pape des Juifs, il trouverait toujours un autre pour lui dire: «Salut le pape, on ne se connaît pas, mais ton grand-père et mon oncle faisaient des affaires ensemble à Casablanca ou à Minsk, et donc tais-toi deux minutes, moi je vais te dire ce que Dieu attend de nous, et on discutera.» C'est cela, le judaïsme depuis des millénaires; c'est cela, Israël: un interminable forum. Tout le monde argumente, chacun a une meilleure idée que son voisin, à commencer par moi. Pour moi, faire partie de cette civilisation, ce n'est pas avoir été poussé de force dans un bunker. C'est un choix. Un choix difficile, qui coûte cher. Mais c'est un beau choix, et j'en suis heureux.


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TEXTE REPRIS DU SITE DE L'EXPRESS