Huntington sur la prolifération nucléaire
Voici un texte très à propos tiré du fameux "Choc des civilisations" de Samuel Huntington.
----------------------------------------------
Le temps, l'énergie et l'argent qu'il faut pour développer des équipements militaires conventionnels de haut niveau incitent les Etats non occidentaux à suivre d'autres voies pour contrebalancer la puissance militaire conventionnelle de l'Occident. Un bon raccourci consiste à acquérir des armes de destruction massive avec les moyens de les utiliser. Les Etats phares des différentes civilisations et les pays qui sont des puissances régionales dominantes ou aspirent à le devenir sont particulièrement incités à acheter ces armes. Celles-ci leur permettent tout d'abord d'établir la domination sur les autres Etats de leur civilisation et de leur région, et ensuite, elles leur donnent les moyens d'empêcher une invasion de leur civilisation ou de leur région par les Etats-unis ou d'autres puissances extérieures. Si Saddam Hussein avait attendu deux ou trois ans, pour envahir le Koweït, que l'Irak possède des armes nucléaires, il en aurait très probablement pris possession et se serait peut-être assuré le contrôle des champs de pétrole saoudiens. Les Etats non occidentaux ont tiré les leçons de la guerre du Golfe. Pour les militaires nord-coréens, elle signifie: "Ne pas se battre avec les Etats-unis à moins d'avoir des armes nucléaires." Pour un haut responsable militaire indien, cette leçon est encore plus claire: "Si vous avez des armes nucléaires, alors les Etats-unis ne se battront pas avec vous."
"Au lieu de renforcer la politique habituelle de la puissance, notait Lawrence Freedman, les armes nucléaires confirment en fait la tendance à la fragmentation du système international en vertu de laquelle les grandes puissances actuelles jouent un rôle moindre." Les armes nucléaires ont pour l'Occident, dans le monde d'après guerre froide, une fonction opposée à celle qu'elles ont exercée pendant la guerre froide. Comme le soulignait le secrétaire d'Etat à la Défense Les Aspin, les armes nucléaires compensaient l'infériorité conventionnelle occidentale vis-à-vis de l'Union soviétique. Elles avaient une fonction "égalisatrice". Dans le monde d'après guerre froide, cependant, les Etats-Unis "ont une puissance militaire conventionnelle sans rivale, et ce sont [leurs] adversaires potentiels qui pourraient se doter d'armes nucléaires. [Ils sont] ceux qu'il faut égaliser." [...]
Les armes nuléaires peuvent ainsi représenter une menace plus directe pour l'Occident. [...] Le terrorisme a historiquement été l'arme des faibles, c'est-à-dire de ceux qui ne possèdent pas de puissance militaire conventionnelle. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les armes nucléaires ont aussi servi aux faibles à compenser leur infériorité conventionnelle. Dans le passé, les terroristes ne pouvaient provoquer que des violences limitées, en tuant quelques personnes ici ou en détruisant un bâtiment là. Un jour ou l'autre, cependant, certains terroristes seront capables de susciter des violences et des destructions massives. Isolément, le terrorisme et les armements nucléaires sont l'arme des faibles hors d'Occident. S'ils les combinent, les faibles non occidentaux deviendront forts.
Dans le monde d'après guerre froide, ce sont les Etats islamiques et confucéens qui ont accompli les plus grands efforts pour développer des armes de destruction massive et les moyens de les utiliser. [...] L'Iran a un grand programme de développement d'armes nucléaires de portée de plus en plus lointaine. En 1988, le président Rafsandjano déclarait que les Iraniens "devaient être parfaitement équipés en armes chimiques, bactériologiques et radiologiques offensives et défensives". Trois ans plus tard, son vice-président a déclaré à une conférence islamique: "puisque Israël possède toujours des armes nucléaires, nous musulmans devons coopérer pour produire une bombe atomique, malgré les tentativse de l'ONU pour empêcher la prolifération." [...]
Le noeud de la filière militaire islamo-confucéenne a été les relations entre la Chine et dans une mondre mesure la Corée du Nord, d'un côté, et le Pakistan et l'Iran, de l'autre. Entre 1980 et 1991, les deux principaux destinataires des armes chinoises ont été l'Iran et le Pakistan, l'Irak venant ensuite. Depuis le début des années soixante-dix, la Chine et le Pakistan ont développé des relations militaires extrêmement étroites. [...] La Chine est donc devenue "le principal et le plus sûr fournisseur de matériel militaire du Pakistan et exporte à peu près tout ce qui est possible et imaginable pour chaque branche de l'armée pakistanaise". Surtout, elle lui a fourni une aide cruciale pour développer sa panoplie nucléaire: fourniture d'uranium enrichi, conseil pour la conception des bombes, et peut-être autorisation de procéder à un test sur un site chinois. En violation de son engagement vis à vis des Etats-Unis, la Chine a aussi fourni des missiles balistiques M-11 d'une portée de 300 kilomètres, qui peuvent porter des ogives nucléaires.
Dans les années 90, les ventes d'armes entre la Chine et l'Iran ont également beaucoup augmenté. Pendant la guerre Iran-Irak, dans les années 80, la Chine a fourni à l'Iran 22% de ses armes et, en1989, elle est devenue son principal pourvoyeur. Elle a aussi activement collaboré aux efforts menés par l'Iran au vu et au su du monde entier pour acquérir des armes nucléaires. Les deux pays ont signé "un accord préalable de coopération sino-iranienne", puis en janvier 1990 un plan de coopération scientifique et de transfert de technologies militaires. En septembre 1992, le président Rafsandjani a accompagné des experts nucléaires iraniens en visite au Pakistan et est allé en Chine signer un autre accord de coopération nucléaire. En février 1993, la Chine a accepté de construire deux réacteurs nucléaires de 300 mégawatts en Iran. Dans le cadre de ces accords, la Chine a transféré de la technologie et des informations en Iran, a formé des scientifiques et ingénieurs iraniens et a fourni un procédé d'enrichissement. [...] La Corée du Nord a complété cette assistance en livrant des Scud à l'Iran, en l'aidant à développer ses sites de production et en acceptant en 1993 de fournir à l'Iran son missile Nodong I d'une portée de 700 kilomètres. L'Iran et le Pakistan ont aussi développé une coopération étroite dans le domaine nucléaire, le Pakistan formant des scientifiques iraniens, et le Pakistan, l'Iran et la Chine se mettant d'accord en novembre 1992 pour travailler ensemble sur des projets nucléaires. L'aide très importante de la Chine au Pakistan et à l'Iran pour développer des armes de destruction massive témoigne d'un haut degré d'engagement et de coopération entre ces pays.
Samuel P. Huntington - Le choc des civilisations - p. 272-277 - Odile Jacob poches
---------------------------------------------
Texte repris du site de Sotek