Monde Arabe
Darfour, un génocide sans témoins, Jacky Mamou
Khartoum entrave sciemment l'action humanitaire internationale.
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Libre opinion parue dans Libération, du 24 avril 2006
Alors que la communauté internationale commémore le 12e anniversaire du génocide au Rwanda - et, la main sur le coeur, jure «Plus jamais ça !» -, dans l'ouest du Soudan, meurtres, viols, pillages et déplacements forcés des populations africaines noires, Four, Massalit, et Zaghawa continuent depuis plus de trois ans.
Pour réprimer des petits groupes armés issus de ces populations, le gouvernement de Khartoum a renforcé ses moyens militaires en armant les milices Janjawids recrutées parmi les tribus nomades qui se réclament de leur arabité. La répression est d'une férocité inouïe : outre les massacres, les partisans du Front national islamiste au pouvoir organisent la mort lente par la faim et les maladies. Le bilan est terrible : 300 000 morts, plus de deux millions de déplacés, qui survivent grâce à l'aide humanitaire internationale, 250 000 réfugiés au Tchad et en République centre-africaine. On évalue à 6 millions environ le nombre d'habitants du Darfour, dont une grosse moitié est noire africaine (le reste étant considérée comme «arabe»). Cela veut dire qu'en comptant les morts et les déplacés de leurs terres, plus des deux tiers sont concernés. Les peuples noirs africains du Darfour sont véritablement disloqués.
Face à ce drame amplement documenté par d'innombrables rapports, même s'il y a peu d'images, la communauté internationale, bien freinée par les alliés intéressés de Khartoum, la Russie et surtout la Chine, a délégué à l'Union africaine un mandat d'observation. Avec la présence de 7 000 soldats au Darfour, une région grande comme la France, l'Union africaine a vu sa mission systématiquement entravée par Khartoum : paralysie de la livraison des véhicules blindés, refus d'approvisionnement de carburant pour les avions, et peinture des véhicules gouvernementaux en blanc pour les faire passer pour des véhicules de l'Union africaine. Et pendant ce temps les exactions continuaient... Rappelons que l'enquête des Nations unies sur le terrain avait conclu à des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. La Cour pénale internationale, saisie par le Conseil de sécurité, poursuit ses investigations sur 51 dirigeants soudanais soupçonnés d'avoir organisé ces horreurs. Tous les observateurs disent, certes diplomatiquement, que la mission de l'Union africaine a été un échec ; Jan Pronk, l'envoyé spécial de l'ONU, en premier.
Pour tenter d'y remédier, le Conseil de sécurité a prévu, le 24 mars, de préparer le passage de la mission de l'Union africaine à une opération des Casques bleus. Mais dans un délai de six mois, pour respecter la décision de reconduire sa mission, qu'a pris récemment l'Union africaine. Au Rwanda, en avril 1994, les Casques bleus avaient vu leur nombre diminué de façon drastique en plein début du génocide. Aujourd'hui, on laisse six mois de plus pour «continuer la besogne». Et personne ne répond aux menaces de Bechir le président soudanais, qui promet «de faire du Darfour un cimetière» pour les Casques bleus envoyés pour protéger les civils. Tandis que le responsable des missions de la paix au sein de l'ONU, Jean-Marie Guéhénno, déclarait : «Evidemment, c'est une mission qui se déploiera avec le consentement du gouvernement soudanais...»
Sur le terrain, la situation est alarmante. Le Haut commissariat aux réfugiés (HCR) a annoncé, début mars, une réduction de 44 % de ses opérations en raison de la détérioration des conditions de sécurité. Jan Pronk déclarait, il y a quelques jours, que «dans le sud du Darfour, les milices continuent leurs opérations de nettoyage village après village». Assassinats, viols, pillages se multiplient sans pause. Tandis que le Programme alimentaire mondial (PAM) sonne le tocsin face à l'afflux nouveau de réfugiés au Tchad, qui fuient les combats des deux côtés de la frontière. Cette situation, poursuit l'agence onusienne, menace l'aide aux millions de personnes fuyant les violences. De son côté, l'Unicef, en charge des enfants, estime que l'insécurité empêche les agences humanitaires d'atteindre 500 000 personnes. Elle signale que si, pour le moment, la situation à l'intérieur des camps de déplacés est stable du point de vue nutritionnel, dans deux camps du Nord Darfour (Mellit et Hay Abassy), le seuil d'urgence de malnutrition a été franchi, atteignant 18 %.
Tout ce tableau est sciemment organisé par le pouvoir soudanais qui veut créer une situation de non-retour. Il faut reconnaître au gouvernement soudanais un vrai savoir-faire dans l'entrave à l'action humanitaire, pratique où il avait déjà excellé durant de longues décennies, dans sa guerre contre les sudistes.
Mais un pas de plus vient d'être franchi avec le refus d'accueillir au Darfour Jan Egeland, le secrétaire général adjoint de l'ONU, chargé des affaires humanitaires, ou avec l'expulsion de l'ONG norvégienne, Conseil national pour les réfugiés (NRC), qui intervient dans le plus grand camp de réfugiés au Darfour. Que veut cacher Khartoum ? Déjà, la ministre suédoise de la Coopération, Carin Jomtin, avait, elle aussi, été empêchée de se rendre dans la région, tandis que deux bureaux d'une association soudanaise, l'Organisation pour le développement social du Soudan (Sudo), ont été fermés manu militari, dans l'Etat du Darfour occidental. Ces fermetures s'inscrivent dans une politique d'intimidation et de harcèlement de tous les intervenants humanitaires ou de droit de l'homme, actifs au Soudan. S'arranger pour qu'il n'y ait plus de témoins semble ainsi être la ligne de conduite des autorités soudanaises.
Tout temps perdu pour envoyer des Casques bleus protéger les civils est du temps gagné par le gouvernement soudanais pour maintenir au Darfour ce que Koffi Anan a appelé «l'enfer sur terre». La France a, pendant longtemps, témoigné d'une certaine prudence - certains disent d'une complaisance - à l'égard du régime islamiste de Khartoum. La confiscation du pouvoir par la guerre et la terreur, de la part d'un gouvernement issu lui-même d'un coup d'Etat, ne peut être éternelle. Un rééquilibrage aura lieu, à terme, vers une participation plus grande au pouvoir des noirs africains animistes et chrétiens du Sud, des populations Béja, à l'Est, et de celles du Darfour, à l'Ouest. Sinon, le risque de partition, et donc de chaos, du pays sera grand. La tension très forte avec le Tchad voisin met en lumière le risque d'embrasement régional.
Il faut donc un sursaut urgent de la communauté internationale, d'abord pour permettre sans délai l'accès des humanitaires aux populations. Renforcer considérablement l'Union africaine sur le plan de la logistique et des communications, et lui insuffler un souffle vigoureux pour protéger les populations en cas de danger immédiat. Exiger du Soudan la dissolution des milices, l'arrestation des auteurs des atrocités, et sa coopération avec la CPI. La France, membre du Conseil de sécurité, a une occasion de montrer le nouveau rôle qu'elle veut tenir en Afrique dans une zone non francophone. Il faut qu'elle le tienne... résolument.
© Jacky Mamou *
* Président du collectif Urgence Darfour et ancien président de Médecins du monde.
Mis en ligne le 04 mai 2006, par M. Macina, sur le site upjf.org