8.5.06

L'ILE DE GOREE

L’esclavage et le songe de Gorée

PATRICK DE SAINT-EXUPÉRY

08 mai 2006, (Rubrique International)

Le 10 mai prochain se déroulera la première journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage. Cette date correspond à la date d’adoption de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage et la traite négrière comme « un crime contre l’humanité » . Le président Jacques Chirac inaugurera au Luxembourg un site destiné à devenir lieu de mémoire.

De notre envoyé spécial sur l’île de Gorée



C’EST UNE ÎLE qui se trouve à trois kilomètres au large de Dakar, « à un coup de canon de la terre ferme » , fut- il précisé au XVIIe par un géographe. Elle mesure 900 mètres de long, 300 mètres de large et a la forme d’un jambon. Elle s’appelle Gorée. Pour beaucoup, elle incarne l’histoire de l’esclavage. Ce qui n’est pas exact. L’île de Gorée en est le symbole. Et, comme tous les symboles, elle a l’allure d’un songe.



Il suffit de quelques minutes, après l’appareillage du Coumba Castel qui vient de larguer ses amarres du port de Dakar, pour la voir se profiler à l’horizon. Son charme est indéniable. Les murs ocre safran des maisons rivalisent avec les grappes de bougainvillées perlées de fleurs orange, violettes, jaunes, roses. Des palmiers ajoutent à l’ensemble une touche de tropiques doucereux.



La chaloupe n’a pas encore abordé l’île que, déjà, le malentendu plane. Gorée, transformée en symbole de la traite négrière, présente bien trop d’attraits pour se revendiquer de la continuité d’une histoire chargée de fers, de larmes et de sang. Non qu’il n’y ait eu ici de l’esclavage, cela est attesté. Non que l’île n’ait servi de point de départ à des navires chargés de leur cargaison humaine et cinglant vers les Amériques, cela est véridique. Non qu’il n’y ait eu commerce d’hommes, de femmes et d’enfants vendus, échangés et jetés comme on le ferait de « meubles », ce qu’ils étaient juridiquement à l’époque, cela est exact.



Alors ?... Alors, la difficulté posée par Gorée est d’un autre ordre. Elle est dans l’usage du symbole, dans le sens qu’on veut lui donner et dans l’exemplarité qu’on lui attribue. A ces points, l’île n’a pas encore vraiment trouvé de réponses. On la sent osciller, à la fois hésitante et partagée. Incapable de trancher entre l’histoire qui fut et l’utilisation qui, parfois, en est faite aujourd’hui.



La faute, si faute il y a, en revient peut- être à un homme. Et a un lieu. L’homme s’appelle Joseph N’Diaye. Il a la réputation de « raconter en des termes admirables des choses qui ne sont pas tout à fait exactes » . Le lieu est la Maison des esclaves de Gorée. L’histoire de l’homme et celle du lieu ont fusionné. Leurs destins mêlés ont fini par se transformer en une allégorie célébrée à travers le monde : Jean-Paul II – qui qualifia Gorée de « site emblématique de la traite des esclaves » – , Bill Clinton et Nelson Mandela ont rencontré l’homme et visité le lieu.



Aujourd’hui, Joseph N’Diaye n’est pas là. Il est à Paris où, justement, il va participer aux cérémonies du 10 mai, organisées pour la première fois en France à la suite de l’adoption en 2001 de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage et la traite négrière comme « un crime contre l’humanité » . Joseph N’Diaye présente également en France le livre qu’il vient d’écrire à destination des enfants : « Il fut un jour à Gorée... » (Ed. Michel Lafon).



En l’absence de l’enfant de la « colo », du tirailleur sénégalais, de l’ancien combattant de la Libération et de l’Indochine qui fut nommé, en 1960, par Léopold Sedar Senghor, conservateur d’une ancienne esclaverie de Gorée, son adjoint Eloi assure les visites. Dans l’étroite cour, une trentaine de visiteurs, Noirs et Blancs, prêts pour le « grand voyage sans retour ».



Un rez- de- chaussée composé de caves, lugubres et humides. Une salle de pesage. La salle des hommes ( 2,60 mètres de côté), puis celle des femmes et des enfants. Une cellule pour « inaptes temporaires », c’est-à-dire pour les hommes ne pesant pas soixante kilos : « Il fallait les engraisser, explique le guide. On les nourrissait de haricots farineux » . Les cachots, étroits et au nombre de deux, placés en recoins sous les escaliers menant au premier étage : « Quand Nelson Mandela est venu ici, souligne Eloi, il s’est enfermé dans ce cachot en souvenir de sa captivité et en est ressorti en larmes. »



Enfin, la « porte du voyage sans retour » , un sombre couloir traversant les soubassements de la maison sur quelques mètres avec, à son extrémité et dominant l’immensité, un porche ouvrant sur la mer. « Une longue passerelle en bois de palmier, poursuit Eloi, menait jusqu’au bateau qui attendait un peu au large. Les esclaves devaient marcher jusqu’à l’extrémité de cette passerelle pour monter à bord du navire qui les emporterait au bout du monde. Parfois, certains tentaient de fuir et se jetaient à l’eau. Ils étaient dévorés par les requins. » Accroché à un mur, un mot signé du conservateur, Joseph N’Diaye : « De cette porte, pour un voyage sans retour, ils allaient les yeux fixés sur l’infini de la souffrance. »



La visite est presque finie. Eloi conclut : « De 1536 au milieu des années 1800, de quinze à vingt millions d’esclaves ont transité par Gorée. Six millions sont morts. » Et, à peine ces mots sont- ils prononcés, que resurgit ce que l’on pourrait nommer le songe de Gorée.



Deux raisons à cela. Les chiffres cités, impressionnants et terribles, sont supérieurs aux estimations faites par les historiens. Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur d’une somme sur Les Traites négrières ( Gallimard), fait état d’un bilan de onze millions d’esclaves partis d’Afrique vers les Amériques entre 1450 et 1869. « 9,6 millions y sont arrivés », préciseC’est le premier point.



Le second tient, lui, à la place de Gorée dans la traite. Que l’île, jouissant du statut de « gîte de traite », ait servi de port de transit et de plate- forme d’embarquement aux négriers, cela, nul ne le discute. Mais l’île a- t- elle été le point de passage obligé de tous les esclaves embarqués à travers l’Atlantique ? Difficile à admettre en songeant seulement à ce que fut Ouidah, au Bénin, sur ces côtes du golfe de Guinée alors justement nommées « Côte des esclaves ».



« Crime de lèse-humanité »



Comme sont tout autant ésotériques les petits mots signés de Joseph N’Diaye, le conservateur. Ils parsèment la maison des esclaves. Ici, il est affirmé : « Gorée, Dachau, quel long chemin nous reste à parcourir avant de devenir des hommes. » Là, il est asséné : « Comme à Oradour, on peut seulement dire jamais, plus jamais. » Là encore, cette sentence : « Aujourd’hui... ceux qui ont entrepris de faire croire qu’il ne s’est rien passé à Auschwitz et à Dachau... n’auront même plus besoin, demain, d’affirmer qu’il ne s’est rien passé à Gorée. »



Alors, on ne sait plus très bien. Alors, la réalité de ce que fut la traite négrière semble se gommer. Entrant en collision avec le passé, l’histoire contemporaine tord l’appréhension, la brouille, la travestit. En son temps, Victor Schoelcher qualifiait la traite de « crime de lèse- humanité » . C’était en 1848 tandis qu’il se battait pour l’abolition de l’esclavage en France. Aujourd’hui, l’Assemblée nationale a retenu la qualification de « crime contre l’humanité » , un concept juridique apparu en 1945, soit un siècle après la bataille menée par Victor Schoelcher.



Une réalité complexe



En 1847, justement, l’Anna, un navire venu du havre, accostait à Gorée. En descendait un homme désigné sur son passeport comme « un rentier habitant Paris » . Victor Schoelcher, qui avait déjà publié après un premier voyage aux Caraïbes De l’esclavage des Noirs et de la législation coloniale, venait poursuivre son enquête en terre africaine.



Dans une lettre en date du 28 septembre 1847, le commandant de Gorée signale la présence du trublion : « Ce Monsieur prend, dit- on, des notes sur la traite des nègres et se classe comme un écrivain appartenant à l’opposition. Il s’adressait à tout le monde pour obtenir des renseignements et, de toutes les données hétérogènes qu’il a pu recueillir, il composera sans doute un ouvrage sur le Sénégal. Il est impossible qu’un pareil mode de composition ne conduise à des erreurs grossières, malgré toute la bonne foi que peut apporter l’auteur à discuter les éléments de son travail. »



Victor Schoelcher l’emportera, mais la réalité de Gorée, elle, restera à écrire. Car au fil de la traite, de cette longue traite ayant débuté en 1444 lorsque le navigateur Lanzarota de Lagos ramena d’Afrique des esclaves vendus au Portugal, les sociétés liées à l’esclavagisme évoluèrent. Aux premiers temps, encore peu connus et sans doute d’une extrême brutalité, succédèrent des adaptations souvent dues aux impératifs économiques. La mort des esclaves ne profitait à personne. Et celles- ci étaient nombreuses. Parti de Gorée en 1727 avec 347 esclaves à son bord le duc de Noailles ne livra ainsi à SaintDomingue qu’une cargaison de 264 esclaves.



Dans le même temps, les comptoirs à esclave, comme l’île, durent s’adapter. Apparurent des castes. Il y eut des esclaves de case, faisant partie des maisonnées et impossible à vendre, des esclaves de traite, prisonniers de guerre et captifs enchaînés jusqu’à leur départ. Il y eut la population d’hommes libres, souvent commerçants, parfois métis. En 1772, ils adressèrent un mémoire au « ministre de la Marine » dans lequel, évoquant les esclaves, ils accusaient les commerçants français de vouloir « nous ravir notre bien pour en faire le leur » . « Au reste, précisaient- ils, notre traite se fait le plus souvent au fond des terres et nous ne sommes pour ainsi dire que les courtiers des Européens. »



Il y eut aussi les Signares, ces femmes libres chantées par Senghor – « Je me rappelle les Signares kà l’ombre verte des vérandas » – , qui descendaient des premiers négriers et de leurs esclaves noires. Elles constituèrent une aristocratie locale.



Aujourd’hui, ce sont leurs maisons, avec esclaverie en soussol et appartements des maîtres à l’étage, qui se trouvent disputées par les investisseurs attirés par les charmes de Gorée, cette île à l’allure d’un songe qui n’aurait pas encore trouvé sa place dans l’océan de la mémoire.

Le 10 mai prochain se déroulera la première journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage. Cette date correspond à la date d’adoption de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage et la traite négrière comme « un crime contre l’humanité » . Le président Jacques Chirac inaugurera au Luxembourg un site destiné à devenir lieu de mémoire.




De notre envoyé spécial sur l’île de Gorée



C’EST UNE ÎLE qui se trouve à trois kilomètres au large de Dakar, « à un coup de canon de la terre ferme » , fut- il précisé au XVIIe par un géographe. Elle mesure 900 mètres de long, 300 mètres de large et a la forme d’un jambon. Elle s’appelle Gorée. Pour beaucoup, elle incarne l’histoire de l’esclavage. Ce qui n’est pas exact. L’île de Gorée en est le symbole. Et, comme tous les symboles, elle a l’allure d’un songe.



Il suffit de quelques minutes, après l’appareillage du Coumba Castel qui vient de larguer ses amarres du port de Dakar, pour la voir se profiler à l’horizon. Son charme est indéniable. Les murs ocre safran des maisons rivalisent avec les grappes de bougainvillées perlées de fleurs orange, violettes, jaunes, roses. Des palmiers ajoutent à l’ensemble une touche de tropiques doucereux.



La chaloupe n’a pas encore abordé l’île que, déjà, le malentendu plane. Gorée, transformée en symbole de la traite négrière, présente bien trop d’attraits pour se revendiquer de la continuité d’une histoire chargée de fers, de larmes et de sang. Non qu’il n’y ait eu ici de l’esclavage, cela est attesté. Non que l’île n’ait servi de point de départ à des navires chargés de leur cargaison humaine et cinglant vers les Amériques, cela est véridique. Non qu’il n’y ait eu commerce d’hommes, de femmes et d’enfants vendus, échangés et jetés comme on le ferait de « meubles », ce qu’ils étaient juridiquement à l’époque, cela est exact.



Alors ?... Alors, la difficulté posée par Gorée est d’un autre ordre. Elle est dans l’usage du symbole, dans le sens qu’on veut lui donner et dans l’exemplarité qu’on lui attribue. A ces points, l’île n’a pas encore vraiment trouvé de réponses. On la sent osciller, à la fois hésitante et partagée. Incapable de trancher entre l’histoire qui fut et l’utilisation qui, parfois, en est faite aujourd’hui.



La faute, si faute il y a, en revient peut- être à un homme. Et a un lieu. L’homme s’appelle Joseph N’Diaye. Il a la réputation de « raconter en des termes admirables des choses qui ne sont pas tout à fait exactes » . Le lieu est la Maison des esclaves de Gorée. L’histoire de l’homme et celle du lieu ont fusionné. Leurs destins mêlés ont fini par se transformer en une allégorie célébrée à travers le monde : Jean-Paul II – qui qualifia Gorée de « site emblématique de la traite des esclaves » – , Bill Clinton et Nelson Mandela ont rencontré l’homme et visité le lieu.



Aujourd’hui, Joseph N’Diaye n’est pas là. Il est à Paris où, justement, il va participer aux cérémonies du 10 mai, organisées pour la première fois en France à la suite de l’adoption en 2001 de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage et la traite négrière comme « un crime contre l’humanité » . Joseph N’Diaye présente également en France le livre qu’il vient d’écrire à destination des enfants : « Il fut un jour à Gorée... » (Ed. Michel Lafon).



En l’absence de l’enfant de la « colo », du tirailleur sénégalais, de l’ancien combattant de la Libération et de l’Indochine qui fut nommé, en 1960, par Léopold Sedar Senghor, conservateur d’une ancienne esclaverie de Gorée, son adjoint Eloi assure les visites. Dans l’étroite cour, une trentaine de visiteurs, Noirs et Blancs, prêts pour le « grand voyage sans retour ».



Un rez- de- chaussée composé de caves, lugubres et humides. Une salle de pesage. La salle des hommes ( 2,60 mètres de côté), puis celle des femmes et des enfants. Une cellule pour « inaptes temporaires », c’est-à-dire pour les hommes ne pesant pas soixante kilos : « Il fallait les engraisser, explique le guide. On les nourrissait de haricots farineux » . Les cachots, étroits et au nombre de deux, placés en recoins sous les escaliers menant au premier étage : « Quand Nelson Mandela est venu ici, souligne Eloi, il s’est enfermé dans ce cachot en souvenir de sa captivité et en est ressorti en larmes. »



Enfin, la « porte du voyage sans retour » , un sombre couloir traversant les soubassements de la maison sur quelques mètres avec, à son extrémité et dominant l’immensité, un porche ouvrant sur la mer. « Une longue passerelle en bois de palmier, poursuit Eloi, menait jusqu’au bateau qui attendait un peu au large. Les esclaves devaient marcher jusqu’à l’extrémité de cette passerelle pour monter à bord du navire qui les emporterait au bout du monde. Parfois, certains tentaient de fuir et se jetaient à l’eau. Ils étaient dévorés par les requins. » Accroché à un mur, un mot signé du conservateur, Joseph N’Diaye : « De cette porte, pour un voyage sans retour, ils allaient les yeux fixés sur l’infini de la souffrance. »



La visite est presque finie. Eloi conclut : « De 1536 au milieu des années 1800, de quinze à vingt millions d’esclaves ont transité par Gorée. Six millions sont morts. » Et, à peine ces mots sont- ils prononcés, que resurgit ce que l’on pourrait nommer le songe de Gorée.



Deux raisons à cela. Les chiffres cités, impressionnants et terribles, sont supérieurs aux estimations faites par les historiens. Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur d’une somme sur Les Traites négrières ( Gallimard), fait état d’un bilan de onze millions d’esclaves partis d’Afrique vers les Amériques entre 1450 et 1869. « 9,6 millions y sont arrivés », préciseC’est le premier point.



Le second tient, lui, à la place de Gorée dans la traite. Que l’île, jouissant du statut de « gîte de traite », ait servi de port de transit et de plate- forme d’embarquement aux négriers, cela, nul ne le discute. Mais l’île a- t- elle été le point de passage obligé de tous les esclaves embarqués à travers l’Atlantique ? Difficile à admettre en songeant seulement à ce que fut Ouidah, au Bénin, sur ces côtes du golfe de Guinée alors justement nommées « Côte des esclaves ».



« Crime de lèse-humanité »



Comme sont tout autant ésotériques les petits mots signés de Joseph N’Diaye, le conservateur. Ils parsèment la maison des esclaves. Ici, il est affirmé : « Gorée, Dachau, quel long chemin nous reste à parcourir avant de devenir des hommes. » Là, il est asséné : « Comme à Oradour, on peut seulement dire jamais, plus jamais. » Là encore, cette sentence : « Aujourd’hui... ceux qui ont entrepris de faire croire qu’il ne s’est rien passé à Auschwitz et à Dachau... n’auront même plus besoin, demain, d’affirmer qu’il ne s’est rien passé à Gorée. »



Alors, on ne sait plus très bien. Alors, la réalité de ce que fut la traite négrière semble se gommer. Entrant en collision avec le passé, l’histoire contemporaine tord l’appréhension, la brouille, la travestit. En son temps, Victor Schoelcher qualifiait la traite de « crime de lèse- humanité » . C’était en 1848 tandis qu’il se battait pour l’abolition de l’esclavage en France. Aujourd’hui, l’Assemblée nationale a retenu la qualification de « crime contre l’humanité » , un concept juridique apparu en 1945, soit un siècle après la bataille menée par Victor Schoelcher.



Une réalité complexe



En 1847, justement, l’Anna, un navire venu du havre, accostait à Gorée. En descendait un homme désigné sur son passeport comme « un rentier habitant Paris » . Victor Schoelcher, qui avait déjà publié après un premier voyage aux Caraïbes De l’esclavage des Noirs et de la législation coloniale, venait poursuivre son enquête en terre africaine.



Dans une lettre en date du 28 septembre 1847, le commandant de Gorée signale la présence du trublion : « Ce Monsieur prend, dit- on, des notes sur la traite des nègres et se classe comme un écrivain appartenant à l’opposition. Il s’adressait à tout le monde pour obtenir des renseignements et, de toutes les données hétérogènes qu’il a pu recueillir, il composera sans doute un ouvrage sur le Sénégal. Il est impossible qu’un pareil mode de composition ne conduise à des erreurs grossières, malgré toute la bonne foi que peut apporter l’auteur à discuter les éléments de son travail. »



Victor Schoelcher l’emportera, mais la réalité de Gorée, elle, restera à écrire. Car au fil de la traite, de cette longue traite ayant débuté en 1444 lorsque le navigateur Lanzarota de Lagos ramena d’Afrique des esclaves vendus au Portugal, les sociétés liées à l’esclavagisme évoluèrent. Aux premiers temps, encore peu connus et sans doute d’une extrême brutalité, succédèrent des adaptations souvent dues aux impératifs économiques. La mort des esclaves ne profitait à personne. Et celles- ci étaient nombreuses. Parti de Gorée en 1727 avec 347 esclaves à son bord le duc de Noailles ne livra ainsi à SaintDomingue qu’une cargaison de 264 esclaves.



Dans le même temps, les comptoirs à esclave, comme l’île, durent s’adapter. Apparurent des castes. Il y eut des esclaves de case, faisant partie des maisonnées et impossible à vendre, des esclaves de traite, prisonniers de guerre et captifs enchaînés jusqu’à leur départ. Il y eut la population d’hommes libres, souvent commerçants, parfois métis. En 1772, ils adressèrent un mémoire au « ministre de la Marine » dans lequel, évoquant les esclaves, ils accusaient les commerçants français de vouloir « nous ravir notre bien pour en faire le leur » . « Au reste, précisaient- ils, notre traite se fait le plus souvent au fond des terres et nous ne sommes pour ainsi dire que les courtiers des Européens. »



Il y eut aussi les Signares, ces femmes libres chantées par Senghor – « Je me rappelle les Signares kà l’ombre verte des vérandas » – , qui descendaient des premiers négriers et de leurs esclaves noires. Elles constituèrent une aristocratie locale.



Aujourd’hui, ce sont leurs maisons, avec esclaverie en soussol et appartements des maîtres à l’étage, qui se trouvent disputées par les investisseurs attirés par les charmes de Gorée, cette île à l’allure d’un songe qui n’aurait pas encore trouvé sa place dans l’océan de la mémoire.

Le 10 mai prochain se déroulera la première journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage. Cette date correspond à la date d’adoption de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage et la traite négrière comme « un crime contre l’humanité » . Le président Jacques Chirac inaugurera au Luxembourg un site destiné à devenir lieu de mémoire.




De notre envoyé spécial sur l’île de Gorée



C’EST UNE ÎLE qui se trouve à trois kilomètres au large de Dakar, « à un coup de canon de la terre ferme » , fut- il précisé au XVIIe par un géographe. Elle mesure 900 mètres de long, 300 mètres de large et a la forme d’un jambon. Elle s’appelle Gorée. Pour beaucoup, elle incarne l’histoire de l’esclavage. Ce qui n’est pas exact. L’île de Gorée en est le symbole. Et, comme tous les symboles, elle a l’allure d’un songe.



Il suffit de quelques minutes, après l’appareillage du Coumba Castel qui vient de larguer ses amarres du port de Dakar, pour la voir se profiler à l’horizon. Son charme est indéniable. Les murs ocre safran des maisons rivalisent avec les grappes de bougainvillées perlées de fleurs orange, violettes, jaunes, roses. Des palmiers ajoutent à l’ensemble une touche de tropiques doucereux.



La chaloupe n’a pas encore abordé l’île que, déjà, le malentendu plane. Gorée, transformée en symbole de la traite négrière, présente bien trop d’attraits pour se revendiquer de la continuité d’une histoire chargée de fers, de larmes et de sang. Non qu’il n’y ait eu ici de l’esclavage, cela est attesté. Non que l’île n’ait servi de point de départ à des navires chargés de leur cargaison humaine et cinglant vers les Amériques, cela est véridique. Non qu’il n’y ait eu commerce d’hommes, de femmes et d’enfants vendus, échangés et jetés comme on le ferait de « meubles », ce qu’ils étaient juridiquement à l’époque, cela est exact.



Alors ?... Alors, la difficulté posée par Gorée est d’un autre ordre. Elle est dans l’usage du symbole, dans le sens qu’on veut lui donner et dans l’exemplarité qu’on lui attribue. A ces points, l’île n’a pas encore vraiment trouvé de réponses. On la sent osciller, à la fois hésitante et partagée. Incapable de trancher entre l’histoire qui fut et l’utilisation qui, parfois, en est faite aujourd’hui.



La faute, si faute il y a, en revient peut- être à un homme. Et a un lieu. L’homme s’appelle Joseph N’Diaye. Il a la réputation de « raconter en des termes admirables des choses qui ne sont pas tout à fait exactes » . Le lieu est la Maison des esclaves de Gorée. L’histoire de l’homme et celle du lieu ont fusionné. Leurs destins mêlés ont fini par se transformer en une allégorie célébrée à travers le monde : Jean-Paul II – qui qualifia Gorée de « site emblématique de la traite des esclaves » – , Bill Clinton et Nelson Mandela ont rencontré l’homme et visité le lieu.



Aujourd’hui, Joseph N’Diaye n’est pas là. Il est à Paris où, justement, il va participer aux cérémonies du 10 mai, organisées pour la première fois en France à la suite de l’adoption en 2001 de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage et la traite négrière comme « un crime contre l’humanité » . Joseph N’Diaye présente également en France le livre qu’il vient d’écrire à destination des enfants : « Il fut un jour à Gorée... » (Ed. Michel Lafon).



En l’absence de l’enfant de la « colo », du tirailleur sénégalais, de l’ancien combattant de la Libération et de l’Indochine qui fut nommé, en 1960, par Léopold Sedar Senghor, conservateur d’une ancienne esclaverie de Gorée, son adjoint Eloi assure les visites. Dans l’étroite cour, une trentaine de visiteurs, Noirs et Blancs, prêts pour le « grand voyage sans retour ».



Un rez- de- chaussée composé de caves, lugubres et humides. Une salle de pesage. La salle des hommes ( 2,60 mètres de côté), puis celle des femmes et des enfants. Une cellule pour « inaptes temporaires », c’est-à-dire pour les hommes ne pesant pas soixante kilos : « Il fallait les engraisser, explique le guide. On les nourrissait de haricots farineux » . Les cachots, étroits et au nombre de deux, placés en recoins sous les escaliers menant au premier étage : « Quand Nelson Mandela est venu ici, souligne Eloi, il s’est enfermé dans ce cachot en souvenir de sa captivité et en est ressorti en larmes. »



Enfin, la « porte du voyage sans retour » , un sombre couloir traversant les soubassements de la maison sur quelques mètres avec, à son extrémité et dominant l’immensité, un porche ouvrant sur la mer. « Une longue passerelle en bois de palmier, poursuit Eloi, menait jusqu’au bateau qui attendait un peu au large. Les esclaves devaient marcher jusqu’à l’extrémité de cette passerelle pour monter à bord du navire qui les emporterait au bout du monde. Parfois, certains tentaient de fuir et se jetaient à l’eau. Ils étaient dévorés par les requins. » Accroché à un mur, un mot signé du conservateur, Joseph N’Diaye : « De cette porte, pour un voyage sans retour, ils allaient les yeux fixés sur l’infini de la souffrance. »



La visite est presque finie. Eloi conclut : « De 1536 au milieu des années 1800, de quinze à vingt millions d’esclaves ont transité par Gorée. Six millions sont morts. » Et, à peine ces mots sont- ils prononcés, que resurgit ce que l’on pourrait nommer le songe de Gorée.



Deux raisons à cela. Les chiffres cités, impressionnants et terribles, sont supérieurs aux estimations faites par les historiens. Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur d’une somme sur Les Traites négrières ( Gallimard), fait état d’un bilan de onze millions d’esclaves partis d’Afrique vers les Amériques entre 1450 et 1869. « 9,6 millions y sont arrivés », préciseC’est le premier point.



Le second tient, lui, à la place de Gorée dans la traite. Que l’île, jouissant du statut de « gîte de traite », ait servi de port de transit et de plate- forme d’embarquement aux négriers, cela, nul ne le discute. Mais l’île a- t- elle été le point de passage obligé de tous les esclaves embarqués à travers l’Atlantique ? Difficile à admettre en songeant seulement à ce que fut Ouidah, au Bénin, sur ces côtes du golfe de Guinée alors justement nommées « Côte des esclaves ».



« Crime de lèse-humanité »



Comme sont tout autant ésotériques les petits mots signés de Joseph N’Diaye, le conservateur. Ils parsèment la maison des esclaves. Ici, il est affirmé : « Gorée, Dachau, quel long chemin nous reste à parcourir avant de devenir des hommes. » Là, il est asséné : « Comme à Oradour, on peut seulement dire jamais, plus jamais. » Là encore, cette sentence : « Aujourd’hui... ceux qui ont entrepris de faire croire qu’il ne s’est rien passé à Auschwitz et à Dachau... n’auront même plus besoin, demain, d’affirmer qu’il ne s’est rien passé à Gorée. »



Alors, on ne sait plus très bien. Alors, la réalité de ce que fut la traite négrière semble se gommer. Entrant en collision avec le passé, l’histoire contemporaine tord l’appréhension, la brouille, la travestit. En son temps, Victor Schoelcher qualifiait la traite de « crime de lèse- humanité » . C’était en 1848 tandis qu’il se battait pour l’abolition de l’esclavage en France. Aujourd’hui, l’Assemblée nationale a retenu la qualification de « crime contre l’humanité » , un concept juridique apparu en 1945, soit un siècle après la bataille menée par Victor Schoelcher.



Une réalité complexe



En 1847, justement, l’Anna, un navire venu du havre, accostait à Gorée. En descendait un homme désigné sur son passeport comme « un rentier habitant Paris » . Victor Schoelcher, qui avait déjà publié après un premier voyage aux Caraïbes De l’esclavage des Noirs et de la législation coloniale, venait poursuivre son enquête en terre africaine.



Dans une lettre en date du 28 septembre 1847, le commandant de Gorée signale la présence du trublion : « Ce Monsieur prend, dit- on, des notes sur la traite des nègres et se classe comme un écrivain appartenant à l’opposition. Il s’adressait à tout le monde pour obtenir des renseignements et, de toutes les données hétérogènes qu’il a pu recueillir, il composera sans doute un ouvrage sur le Sénégal. Il est impossible qu’un pareil mode de composition ne conduise à des erreurs grossières, malgré toute la bonne foi que peut apporter l’auteur à discuter les éléments de son travail. »



Victor Schoelcher l’emportera, mais la réalité de Gorée, elle, restera à écrire. Car au fil de la traite, de cette longue traite ayant débuté en 1444 lorsque le navigateur Lanzarota de Lagos ramena d’Afrique des esclaves vendus au Portugal, les sociétés liées à l’esclavagisme évoluèrent. Aux premiers temps, encore peu connus et sans doute d’une extrême brutalité, succédèrent des adaptations souvent dues aux impératifs économiques. La mort des esclaves ne profitait à personne. Et celles- ci étaient nombreuses. Parti de Gorée en 1727 avec 347 esclaves à son bord le duc de Noailles ne livra ainsi à SaintDomingue qu’une cargaison de 264 esclaves.



Dans le même temps, les comptoirs à esclave, comme l’île, durent s’adapter. Apparurent des castes. Il y eut des esclaves de case, faisant partie des maisonnées et impossible à vendre, des esclaves de traite, prisonniers de guerre et captifs enchaînés jusqu’à leur départ. Il y eut la population d’hommes libres, souvent commerçants, parfois métis. En 1772, ils adressèrent un mémoire au « ministre de la Marine » dans lequel, évoquant les esclaves, ils accusaient les commerçants français de vouloir « nous ravir notre bien pour en faire le leur » . « Au reste, précisaient- ils, notre traite se fait le plus souvent au fond des terres et nous ne sommes pour ainsi dire que les courtiers des Européens. »



Il y eut aussi les Signares, ces femmes libres chantées par Senghor – « Je me rappelle les Signares kà l’ombre verte des vérandas » – , qui descendaient des premiers négriers et de leurs esclaves noires. Elles constituèrent une aristocratie locale.



Aujourd’hui, ce sont leurs maisons, avec esclaverie en soussol et appartements des maîtres à l’étage, qui se trouvent disputées par les investisseurs attirés par les charmes de Gorée, cette île à l’allure d’un songe qui n’aurait pas encore trouvé sa place dans l’océan de la mémoire.

Le 10 mai prochain se déroulera la première journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage. Cette date correspond à la date d’adoption de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage et la traite négrière comme « un crime contre l’humanité » . Le président Jacques Chirac inaugurera au Luxembourg un site destiné à devenir lieu de mémoire.




De notre envoyé spécial sur l’île de Gorée



C’EST UNE ÎLE qui se trouve à trois kilomètres au large de Dakar, « à un coup de canon de la terre ferme » , fut- il précisé au XVIIe par un géographe. Elle mesure 900 mètres de long, 300 mètres de large et a la forme d’un jambon. Elle s’appelle Gorée. Pour beaucoup, elle incarne l’histoire de l’esclavage. Ce qui n’est pas exact. L’île de Gorée en est le symbole. Et, comme tous les symboles, elle a l’allure d’un songe.



Il suffit de quelques minutes, après l’appareillage du Coumba Castel qui vient de larguer ses amarres du port de Dakar, pour la voir se profiler à l’horizon. Son charme est indéniable. Les murs ocre safran des maisons rivalisent avec les grappes de bougainvillées perlées de fleurs orange, violettes, jaunes, roses. Des palmiers ajoutent à l’ensemble une touche de tropiques doucereux.



La chaloupe n’a pas encore abordé l’île que, déjà, le malentendu plane. Gorée, transformée en symbole de la traite négrière, présente bien trop d’attraits pour se revendiquer de la continuité d’une histoire chargée de fers, de larmes et de sang. Non qu’il n’y ait eu ici de l’esclavage, cela est attesté. Non que l’île n’ait servi de point de départ à des navires chargés de leur cargaison humaine et cinglant vers les Amériques, cela est véridique. Non qu’il n’y ait eu commerce d’hommes, de femmes et d’enfants vendus, échangés et jetés comme on le ferait de « meubles », ce qu’ils étaient juridiquement à l’époque, cela est exact.



Alors ?... Alors, la difficulté posée par Gorée est d’un autre ordre. Elle est dans l’usage du symbole, dans le sens qu’on veut lui donner et dans l’exemplarité qu’on lui attribue. A ces points, l’île n’a pas encore vraiment trouvé de réponses. On la sent osciller, à la fois hésitante et partagée. Incapable de trancher entre l’histoire qui fut et l’utilisation qui, parfois, en est faite aujourd’hui.



La faute, si faute il y a, en revient peut- être à un homme. Et a un lieu. L’homme s’appelle Joseph N’Diaye. Il a la réputation de « raconter en des termes admirables des choses qui ne sont pas tout à fait exactes » . Le lieu est la Maison des esclaves de Gorée. L’histoire de l’homme et celle du lieu ont fusionné. Leurs destins mêlés ont fini par se transformer en une allégorie célébrée à travers le monde : Jean-Paul II – qui qualifia Gorée de « site emblématique de la traite des esclaves » – , Bill Clinton et Nelson Mandela ont rencontré l’homme et visité le lieu.



Aujourd’hui, Joseph N’Diaye n’est pas là. Il est à Paris où, justement, il va participer aux cérémonies du 10 mai, organisées pour la première fois en France à la suite de l’adoption en 2001 de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage et la traite négrière comme « un crime contre l’humanité » . Joseph N’Diaye présente également en France le livre qu’il vient d’écrire à destination des enfants : « Il fut un jour à Gorée... » (Ed. Michel Lafon).



En l’absence de l’enfant de la « colo », du tirailleur sénégalais, de l’ancien combattant de la Libération et de l’Indochine qui fut nommé, en 1960, par Léopold Sedar Senghor, conservateur d’une ancienne esclaverie de Gorée, son adjoint Eloi assure les visites. Dans l’étroite cour, une trentaine de visiteurs, Noirs et Blancs, prêts pour le « grand voyage sans retour ».



Un rez- de- chaussée composé de caves, lugubres et humides. Une salle de pesage. La salle des hommes ( 2,60 mètres de côté), puis celle des femmes et des enfants. Une cellule pour « inaptes temporaires », c’est-à-dire pour les hommes ne pesant pas soixante kilos : « Il fallait les engraisser, explique le guide. On les nourrissait de haricots farineux » . Les cachots, étroits et au nombre de deux, placés en recoins sous les escaliers menant au premier étage : « Quand Nelson Mandela est venu ici, souligne Eloi, il s’est enfermé dans ce cachot en souvenir de sa captivité et en est ressorti en larmes. »



Enfin, la « porte du voyage sans retour » , un sombre couloir traversant les soubassements de la maison sur quelques mètres avec, à son extrémité et dominant l’immensité, un porche ouvrant sur la mer. « Une longue passerelle en bois de palmier, poursuit Eloi, menait jusqu’au bateau qui attendait un peu au large. Les esclaves devaient marcher jusqu’à l’extrémité de cette passerelle pour monter à bord du navire qui les emporterait au bout du monde. Parfois, certains tentaient de fuir et se jetaient à l’eau. Ils étaient dévorés par les requins. » Accroché à un mur, un mot signé du conservateur, Joseph N’Diaye : « De cette porte, pour un voyage sans retour, ils allaient les yeux fixés sur l’infini de la souffrance. »



La visite est presque finie. Eloi conclut : « De 1536 au milieu des années 1800, de quinze à vingt millions d’esclaves ont transité par Gorée. Six millions sont morts. » Et, à peine ces mots sont- ils prononcés, que resurgit ce que l’on pourrait nommer le songe de Gorée.



Deux raisons à cela. Les chiffres cités, impressionnants et terribles, sont supérieurs aux estimations faites par les historiens. Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur d’une somme sur Les Traites négrières ( Gallimard), fait état d’un bilan de onze millions d’esclaves partis d’Afrique vers les Amériques entre 1450 et 1869. « 9,6 millions y sont arrivés », préciseC’est le premier point.



Le second tient, lui, à la place de Gorée dans la traite. Que l’île, jouissant du statut de « gîte de traite », ait servi de port de transit et de plate- forme d’embarquement aux négriers, cela, nul ne le discute. Mais l’île a- t- elle été le point de passage obligé de tous les esclaves embarqués à travers l’Atlantique ? Difficile à admettre en songeant seulement à ce que fut Ouidah, au Bénin, sur ces côtes du golfe de Guinée alors justement nommées « Côte des esclaves ».



« Crime de lèse-humanité »



Comme sont tout autant ésotériques les petits mots signés de Joseph N’Diaye, le conservateur. Ils parsèment la maison des esclaves. Ici, il est affirmé : « Gorée, Dachau, quel long chemin nous reste à parcourir avant de devenir des hommes. » Là, il est asséné : « Comme à Oradour, on peut seulement dire jamais, plus jamais. » Là encore, cette sentence : « Aujourd’hui... ceux qui ont entrepris de faire croire qu’il ne s’est rien passé à Auschwitz et à Dachau... n’auront même plus besoin, demain, d’affirmer qu’il ne s’est rien passé à Gorée. »



Alors, on ne sait plus très bien. Alors, la réalité de ce que fut la traite négrière semble se gommer. Entrant en collision avec le passé, l’histoire contemporaine tord l’appréhension, la brouille, la travestit. En son temps, Victor Schoelcher qualifiait la traite de « crime de lèse- humanité » . C’était en 1848 tandis qu’il se battait pour l’abolition de l’esclavage en France. Aujourd’hui, l’Assemblée nationale a retenu la qualification de « crime contre l’humanité » , un concept juridique apparu en 1945, soit un siècle après la bataille menée par Victor Schoelcher.



Une réalité complexe



En 1847, justement, l’Anna, un navire venu du havre, accostait à Gorée. En descendait un homme désigné sur son passeport comme « un rentier habitant Paris » . Victor Schoelcher, qui avait déjà publié après un premier voyage aux Caraïbes De l’esclavage des Noirs et de la législation coloniale, venait poursuivre son enquête en terre africaine.



Dans une lettre en date du 28 septembre 1847, le commandant de Gorée signale la présence du trublion : « Ce Monsieur prend, dit- on, des notes sur la traite des nègres et se classe comme un écrivain appartenant à l’opposition. Il s’adressait à tout le monde pour obtenir des renseignements et, de toutes les données hétérogènes qu’il a pu recueillir, il composera sans doute un ouvrage sur le Sénégal. Il est impossible qu’un pareil mode de composition ne conduise à des erreurs grossières, malgré toute la bonne foi que peut apporter l’auteur à discuter les éléments de son travail. »



Victor Schoelcher l’emportera, mais la réalité de Gorée, elle, restera à écrire. Car au fil de la traite, de cette longue traite ayant débuté en 1444 lorsque le navigateur Lanzarota de Lagos ramena d’Afrique des esclaves vendus au Portugal, les sociétés liées à l’esclavagisme évoluèrent. Aux premiers temps, encore peu connus et sans doute d’une extrême brutalité, succédèrent des adaptations souvent dues aux impératifs économiques. La mort des esclaves ne profitait à personne. Et celles- ci étaient nombreuses. Parti de Gorée en 1727 avec 347 esclaves à son bord le duc de Noailles ne livra ainsi à SaintDomingue qu’une cargaison de 264 esclaves.



Dans le même temps, les comptoirs à esclave, comme l’île, durent s’adapter. Apparurent des castes. Il y eut des esclaves de case, faisant partie des maisonnées et impossible à vendre, des esclaves de traite, prisonniers de guerre et captifs enchaînés jusqu’à leur départ. Il y eut la population d’hommes libres, souvent commerçants, parfois métis. En 1772, ils adressèrent un mémoire au « ministre de la Marine » dans lequel, évoquant les esclaves, ils accusaient les commerçants français de vouloir « nous ravir notre bien pour en faire le leur » . « Au reste, précisaient- ils, notre traite se fait le plus souvent au fond des terres et nous ne sommes pour ainsi dire que les courtiers des Européens. »



Il y eut aussi les Signares, ces femmes libres chantées par Senghor – « Je me rappelle les Signares kà l’ombre verte des vérandas » – , qui descendaient des premiers négriers et de leurs esclaves noires. Elles constituèrent une aristocratie locale.



Aujourd’hui, ce sont leurs maisons, avec esclaverie en soussol et appartements des maîtres à l’étage, qui se trouvent disputées par les investisseurs attirés par les charmes de Gorée, cette île à l’allure d’un songe qui n’aurait pas encore trouvé sa place dans l’océan de la mémoire.

Page 1:5Le 10 mai prochain se déroulera la première journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage. Cette date correspond à la date d’adoption de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage et la traite négrière comme « un crime contre l’humanité » . Le président Jacques Chirac inaugurera au Luxembourg un site destiné à devenir lieu de mémoire.


De notre envoyé spécial sur l’île de Gorée



C’EST UNE ÎLE qui se trouve à trois kilomètres au large de Dakar, « à un coup de canon de la terre ferme » , fut- il précisé au XVIIe par un géographe. Elle mesure 900 mètres de long, 300 mètres de large et a la forme d’un jambon. Elle s’appelle Gorée. Pour beaucoup, elle incarne l’histoire de l’esclavage. Ce qui n’est pas exact. L’île de Gorée en est le symbole. Et, comme tous les symboles, elle a l’allure d’un songe.



Il suffit de quelques minutes, après l’appareillage du Coumba Castel qui vient de larguer ses amarres du port de Dakar, pour la voir se profiler à l’horizon. Son charme est indéniable. Les murs ocre safran des maisons rivalisent avec les grappes de bougainvillées perlées de fleurs orange, violettes, jaunes, roses. Des palmiers ajoutent à l’ensemble une touche de tropiques doucereux.



La chaloupe n’a pas encore abordé l’île que, déjà, le malentendu plane. Gorée, transformée en symbole de la traite négrière, présente bien trop d’attraits pour se revendiquer de la continuité d’une histoire chargée de fers, de larmes et de sang. Non qu’il n’y ait eu ici de l’esclavage, cela est attesté. Non que l’île n’ait servi de point de départ à des navires chargés de leur cargaison humaine et cinglant vers les Amériques, cela est véridique. Non qu’il n’y ait eu commerce d’hommes, de femmes et d’enfants vendus, échangés et jetés comme on le ferait de « meubles », ce qu’ils étaient juridiquement à l’époque, cela est exact.



Alors ?... Alors, la difficulté posée par Gorée est d’un autre ordre. Elle est dans l’usage du symbole, dans le sens qu’on veut lui donner et dans l’exemplarité qu’on lui attribue. A ces points, l’île n’a pas encore vraiment trouvé de réponses. On la sent osciller, à la fois hésitante et partagée. Incapable de trancher entre l’histoire qui fut et l’utilisation qui, parfois, en est faite aujourd’hui.



La faute, si faute il y a, en revient peut- être à un homme. Et a un lieu. L’homme s’appelle Joseph N’Diaye. Il a la réputation de « raconter en des termes admirables des choses qui ne sont pas tout à fait exactes » . Le lieu est la Maison des esclaves de Gorée. L’histoire de l’homme et celle du lieu ont fusionné. Leurs destins mêlés ont fini par se transformer en une allégorie célébrée à travers le monde : Jean-Paul II – qui qualifia Gorée de « site emblématique de la traite des esclaves » – , Bill Clinton et Nelson Mandela ont rencontré l’homme et visité le lieu.



Aujourd’hui, Joseph N’Diaye n’est pas là. Il est à Paris où, justement, il va participer aux cérémonies du 10 mai, organisées pour la première fois en France à la suite de l’adoption en 2001 de la loi Taubira reconnaissant l’esclavage et la traite négrière comme « un crime contre l’humanité » . Joseph N’Diaye présente également en France le livre qu’il vient d’écrire à destination des enfants : « Il fut un jour à Gorée... » (Ed. Michel Lafon).



En l’absence de l’enfant de la « colo », du tirailleur sénégalais, de l’ancien combattant de la Libération et de l’Indochine qui fut nommé, en 1960, par Léopold Sedar Senghor, conservateur d’une ancienne esclaverie de Gorée, son adjoint Eloi assure les visites. Dans l’étroite cour, une trentaine de visiteurs, Noirs et Blancs, prêts pour le « grand voyage sans retour ».



Un rez- de- chaussée composé de caves, lugubres et humides. Une salle de pesage. La salle des hommes ( 2,60 mètres de côté), puis celle des femmes et des enfants. Une cellule pour « inaptes temporaires », c’est-à-dire pour les hommes ne pesant pas soixante kilos : « Il fallait les engraisser, explique le guide. On les nourrissait de haricots farineux » . Les cachots, étroits et au nombre de deux, placés en recoins sous les escaliers menant au premier étage : « Quand Nelson Mandela est venu ici, souligne Eloi, il s’est enfermé dans ce cachot en souvenir de sa captivité et en est ressorti en larmes. »



Enfin, la « porte du voyage sans retour » , un sombre couloir traversant les soubassements de la maison sur quelques mètres avec, à son extrémité et dominant l’immensité, un porche ouvrant sur la mer. « Une longue passerelle en bois de palmier, poursuit Eloi, menait jusqu’au bateau qui attendait un peu au large. Les esclaves devaient marcher jusqu’à l’extrémité de cette passerelle pour monter à bord du navire qui les emporterait au bout du monde. Parfois, certains tentaient de fuir et se jetaient à l’eau. Ils étaient dévorés par les requins. » Accroché à un mur, un mot signé du conservateur, Joseph N’Diaye : « De cette porte, pour un voyage sans retour, ils allaient les yeux fixés sur l’infini de la souffrance. »



La visite est presque finie. Eloi conclut : « De 1536 au milieu des années 1800, de quinze à vingt millions d’esclaves ont transité par Gorée. Six millions sont morts. » Et, à peine ces mots sont- ils prononcés, que resurgit ce que l’on pourrait nommer le songe de Gorée.



Deux raisons à cela. Les chiffres cités, impressionnants et terribles, sont supérieurs aux estimations faites par les historiens. Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur d’une somme sur Les Traites négrières ( Gallimard), fait état d’un bilan de onze millions d’esclaves partis d’Afrique vers les Amériques entre 1450 et 1869. « 9,6 millions y sont arrivés », préciseC’est le premier point.



Le second tient, lui, à la place de Gorée dans la traite. Que l’île, jouissant du statut de « gîte de traite », ait servi de port de transit et de plate- forme d’embarquement aux négriers, cela, nul ne le discute. Mais l’île a- t- elle été le point de passage obligé de tous les esclaves embarqués à travers l’Atlantique ? Difficile à admettre en songeant seulement à ce que fut Ouidah, au Bénin, sur ces côtes du golfe de Guinée alors justement nommées « Côte des esclaves ».



« Crime de lèse-humanité »



Comme sont tout autant ésotériques les petits mots signés de Joseph N’Diaye, le conservateur. Ils parsèment la maison des esclaves. Ici, il est affirmé : « Gorée, Dachau, quel long chemin nous reste à parcourir avant de devenir des hommes. » Là, il est asséné : « Comme à Oradour, on peut seulement dire jamais, plus jamais. » Là encore, cette sentence : « Aujourd’hui... ceux qui ont entrepris de faire croire qu’il ne s’est rien passé à Auschwitz et à Dachau... n’auront même plus besoin, demain, d’affirmer qu’il ne s’est rien passé à Gorée. »



Alors, on ne sait plus très bien. Alors, la réalité de ce que fut la traite négrière semble se gommer. Entrant en collision avec le passé, l’histoire contemporaine tord l’appréhension, la brouille, la travestit. En son temps, Victor Schoelcher qualifiait la traite de « crime de lèse- humanité » . C’était en 1848 tandis qu’il se battait pour l’abolition de l’esclavage en France. Aujourd’hui, l’Assemblée nationale a retenu la qualification de « crime contre l’humanité » , un concept juridique apparu en 1945, soit un siècle après la bataille menée par Victor Schoelcher.



Une réalité complexe



En 1847, justement, l’Anna, un navire venu du havre, accostait à Gorée. En descendait un homme désigné sur son passeport comme « un rentier habitant Paris » . Victor Schoelcher, qui avait déjà publié après un premier voyage aux Caraïbes De l’esclavage des Noirs et de la législation coloniale, venait poursuivre son enquête en terre africaine.



Dans une lettre en date du 28 septembre 1847, le commandant de Gorée signale la présence du trublion : « Ce Monsieur prend, dit- on, des notes sur la traite des nègres et se classe comme un écrivain appartenant à l’opposition. Il s’adressait à tout le monde pour obtenir des renseignements et, de toutes les données hétérogènes qu’il a pu recueillir, il composera sans doute un ouvrage sur le Sénégal. Il est impossible qu’un pareil mode de composition ne conduise à des erreurs grossières, malgré toute la bonne foi que peut apporter l’auteur à discuter les éléments de son travail. »



Victor Schoelcher l’emportera, mais la réalité de Gorée, elle, restera à écrire. Car au fil de la traite, de cette longue traite ayant débuté en 1444 lorsque le navigateur Lanzarota de Lagos ramena d’Afrique des esclaves vendus au Portugal, les sociétés liées à l’esclavagisme évoluèrent. Aux premiers temps, encore peu connus et sans doute d’une extrême brutalité, succédèrent des adaptations souvent dues aux impératifs économiques. La mort des esclaves ne profitait à personne. Et celles- ci étaient nombreuses. Parti de Gorée en 1727 avec 347 esclaves à son bord le duc de Noailles ne livra ainsi à SaintDomingue qu’une cargaison de 264 esclaves.



Dans le même temps, les comptoirs à esclave, comme l’île, durent s’adapter. Apparurent des castes. Il y eut des esclaves de case, faisant partie des maisonnées et impossible à vendre, des esclaves de traite, prisonniers de guerre et captifs enchaînés jusqu’à leur départ. Il y eut la population d’hommes libres, souvent commerçants, parfois métis. En 1772, ils adressèrent un mémoire au « ministre de la Marine » dans lequel, évoquant les esclaves, ils accusaient les commerçants français de vouloir « nous ravir notre bien pour en faire le leur » . « Au reste, précisaient- ils, notre traite se fait le plus souvent au fond des terres et nous ne sommes pour ainsi dire que les courtiers des Européens. »



Il y eut aussi les Signares, ces femmes libres chantées par Senghor – « Je me rappelle les Signares kà l’ombre verte des vérandas » – , qui descendaient des premiers négriers et de leurs esclaves noires. Elles constituèrent une aristocratie locale.



Aujourd’hui, ce sont leurs maisons, avec esclaverie en soussol et appartements des maîtres à l’étage, qui se trouvent disputées par les investisseurs attirés par les charmes de Gorée, cette île à l’allure d’un songe qui n’aurait pas encore trouvé sa place dans l’océan de la mémoire.