4.6.09

L'erreur du Caire


Photo: Barack Hussein Obama prononçant son discours au Caire Reuters

En s'adressant au «monde musulman» depuis le Caire, le président fait le jeu de Téhéran et des Islamistes.


Si le discours prononcé au Caire, jeudi 4 juin, par le Président Barack Obama était censé inaugurer une nouvelle ère dans les relations qu'entretient Washington avec le monde musulman, la Maison Blanche pourrait vite déchanter. En terre d'Islam, la diplomatie publique est une discipline subtile et complexe, et tous les Présidents des Etats-Unis finissent par l'apprendre à leurs dépens.

Bien évidemment, quoi qu'Obama fasse ou dise, il ne pourra qu'améliorer les choses, tant les efforts déployés par l'administration Bush en termes de diplomatie s'étaient révélés ineptes. Pourtant, il faut bien rappeler que Bush avait lui aussi choisi de s'adresser directement aux populations arabes. Après tout, Bush avait pour projet principal d'émanciper le monde musulman; il voulait donner une voix démocratique au peuple. C'est pourquoi beaucoup d'hommes politiques de tous bords, comme Paul Wolfowitz - qui fut l'homme de confiance de Bush pour les rapports diplomatiques avec le Moyen-Orient - s'inquiètent du fait qu'Obama ait choisi de prononcer son discours dans un Etat policier notoire: un tel acte pourrait être perçu comme un abandon de la politique émancipatrice des Etats-Unis.

Le vrai problème, c'est qu'Obama n'a rien appris des erreurs de Bush. Selon le journaliste et chroniqueur David Goldman (qui signe ses articles sous un pseudonyme, « Spengler »), en voulant parler au peuple arabe dans son ensemble sans passer par ses dirigeants, Obama fait du tort à un allié important, et ce sur son propre terrain.

« En s'adressant au « monde musulman » depuis le Caire », écrit Goldman, «Obama apporte de la crédibilité aux Frères Musulmans, au Hamas, et au reste des partisans de l'Islamisme politique, qui, justement, veulent que l'on s'adresse aux populations arabes comme si elles étaient un même peuple, défini par la religion musulmane.» En résumé, le Président des Etats-Unis fait le jeu de ceux qui veulent mettre un terme à la présence américaine au Moyen-Orient...

Depuis la fin de la première Guerre Mondiale et la disparition de l'Empire Ottoman, il n'y a plus de «monde musulman» en tant que tel. Le califat fut dissout, Kemal Ataturk fit de la Turquie une république laïque et les états européens (en particulier la Grande-Bretagne et la France) réorganisèrent les vestiges ottomans en états-nations, comme le Liban, la Syrie, la Transjordanie, la Palestine et l'Irak. Et même si les habitants du Moyen-Orient se sont souvent plaint, au cours des 80 dernières années, du fait que ces frontières avaient été imposées par les Européens, il faut bien reconnaître que les dirigeants de la région sont parfaitement satisfaits de leur sort (ce qui n'est pas toujours le cas de leurs sujets).

Contrairement aux véritables états-nations, ces régimes ne remplissent presque jamais les obligations du contrat social républicain; le bien-être des citoyens y est donc tout sauf une priorité. Reste que leur autoritarisme est une qualité appréciable aux yeux des gouvernements d'Europe et des Etats-Unis, car l'alternative est bien pire.

La diplomatie, le commerce et la guerre: voilà l'essence de nos relations bilatérales, et il est autrement plus complexe de discuter de ces sujets d'importance avec une confédération tribale. Si notre aventure irakienne nous a appris une chose, c'est qu'au Moyen-Orient, la confédération tribale est la base de tout système politique. Il n'y a pas de «monde musulman» ; il n'y a que le chaos engendré par la lutte des clans. C'est pourquoi il est vital pour l'Amérique de préserver les quasi-états-nations du Moyen-Orient.

Maintenant que Washington a mis la promotion de la démocratie en sourdine, les seuls acteurs en mesure de menacer ces régimes sont les Islamistes et les groupes soi-disant indépendants, ainsi que l'état qui les contrôle en sous-main : la République Islamiste de Téhéran. Le Président Obama n'a fait que reprendre, sans le savoir, la propagande diplomatique de Téhéran : le meilleur coup de pub que l'Iran pouvait espérer.

L'Ayatollah Ruhollah Khomeiny a introduit beaucoup d'idées importantes dans la pensée Islamique et dans sa pratique. Plus particulièrement, il a enseigné une notion qui reste hautement contestée, dite du velayat-e faqih, qui veut que le guide spirituel détienne également le pouvoir politique suprême. Mais cette contribution d'importance tient peut-être plus de la simplification que de l'innovation. A la question «Quelle est la raison d'être du musulman?» Khomeiny a simplement répondu la résistance.

Il y a 1,2 milliard de musulmans dans le monde aujourd'hui, de l'Inde aux Etats-Unis, en passant par l'Indonésie et les Emirats Arabes Unis. L'Islam est donc, en un sens, la plus hétérodoxe des religions. Certains prient comme ceci, d'autres comme cela ; certains sont noirs, d'autres sont blancs ; ils peuvent être Arabes ou Chinois ; certains pensent encore qu'Ali aurait dû être le successeur direct de Mahomet, quand la majorité affirme que personne d'autre qu'Abu Bakr n'aurait pu succéder au prophète de l'Islam.

En plus des Sunnites et des Chiites, il existe des communautés Soufies et Salafites, Wahabites et Zaidis, et des dizaines d'autres courants minoritaires. Malgré l'apparente simplicité de sa profession de foi (« J'atteste qu'il n'y a pas d'autre divinité que Dieu et Mahomet est son envoyé »), l'Islam est le fruit d'un millénaire entier de traditions et de philosophie. L'Islam est complexe, et Khomeiny en a tiré une idée bien simpliste : être musulman, c'est s'opposer à l'Occident en général et aux Etats-Unis en particulier. Voilà comment Khomeiny voyait le monde musulman : pas comme un califat, et certainement pas comme une fascinante mosaïque de pratiques et de croyances diverses, mais comme une union forgée sur l'enclume de la résistance. C'est ce seul concept qui lie, pour prendre un exemple, les Frères Musulmans d'Egypte, une organisation Sunnite, et le Hezbollah, la milice Chiite du Liban.

Ce principe idéologique a de profondes conséquences stratégiques, car si les musulmans doivent s'opposer au Grand Satan, ils doivent également rentrer en conflit avec les alliés de l'Occident : par seulement le « Petit Satan » (Israël), mais aussi les pays à majorité Sunnite alliés de Washington. La campagne de diplomatie publique de Téhéran vise à désolidariser les populations arabes de leurs dirigeants, une tactique déjà utilisée en juillet 2006, par exemple, pendant la guerre entre le Hezbollah et Israël. Le soutien tacite des états Arabes à la guerre menée par Israël contre l'état satellite de Téhéran, à savoir le Liban, a entraîné un grand mécontentement dans l'opinion publique. Sauf en Syrie, bien évidemment, qui, étant alliée de l'Iran, soutenait également le Hezbollah...

L'axe iranien s'en est moins bien tiré lors de l'attaque d'Israël contre le Hamas (l'un des nombreux atouts de Téhéran), l'hiver dernier. Quand le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, demanda à la population égyptienne de renverser leur président, Hosni Moubarak, pour le punir d'avoir soutenu Israël contre le Hamas, l'opinion publique se retourna contre le Hezbollah. Car s'il arrive que les habitants de la vallée du Nil soutiennent la résistance à l'étranger, ils n'en veulent pas pour autant chez eux. Comment Nasrallah, ce « chauffeur de taxi », comme l'appellent certains Egyptiens, osait-il se mêler des affaires égyptiennes ? Ce fut un coup de chance phénoménal pour Moubarak : les Egyptiens qui, il y a peu, soufflaient sur les braises de tout conflit mené pour la cause Islamique internationale, retrouvèrent soudain leur fibre patriotique, et redevinrent respectueux du régime. C'est pourquoi le discours d'Obama adressé au « monde musulman » est potentiellement dangereux : il efface les frontières de nos alliés arabes, et même si ces alliés ne sont pas tous recommandables, leurs frontières servent les intérêts américains ; en faire fi, c'est rendre service à l'Iran.

Le président dit qu'il prend la menace iranienne en compte et qu'il sait à quel point le nouveau programme nucléaire de Téhéran met en péril la stabilité de la région. Il dit souhaiter remettre en marche le processus de paix israélo-palestinien, et ce en partie pour disposer d'un moyen de pression sur l'Iran. Il dit être d'accord avec les dirigeants du Moyen-Orient qui affirment que la paix va renforcer les modérés et affaiblir les extrémistes ; mais est-ce vraiment ce qu'ils disent ?

Le président s'est arrêté à Riyad avant d'aller au Caire, afin de demander aux Saoudiens de faire quelques concessions sur le dossier israélien, en créant par exemple une cellule diplomatique à Tel-Aviv, ou, pour citer la formule du New York Times, en « créant de manière symbolique quelques visas touristiques pour des Israéliens, ou en acceptant d'organiser des conférences ouvertes et d'y convier des homologues Israéliens. » Mais les Saoudiens ne feront bien évidemment rien de tel. Accepter de prendre de telles mesures les ferait passer pour les laquais de l'Amérique et pour des crypto-sionistes, et l'Iran pourrait alors s'autoproclamer seul défenseur de la sacro-sainte résistance. Les alliés arabes de Washington le disent pourtant : le principal problème, c'est l'Iran. Mais Obama ne peut pas les entendre: il est trop occupé... à mettre en place l'exacte décalque de la politique diplomatique de Téhéran.

Par Lee Smith
Traduit par Jean-Clément Nau
Lee Smith Il est membre du Hudson Institute de Washington. Son livre «The Strong Horse: Power, Politics, and the Clash of Arab Civilizations» sera publié à l'automne 2009.

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