3.4.08

DOSSIER DE PRIMO : LA KABYLIE ( bis )

Interview Primo de Ferhat Mehenni
Président du Mouvement pour l'Autonomie de la Kabylie


Partie 2 : considérations géopolitiques

Une Kabylie autonome ne serait-elle pas un jour tentée par le mirage kosovar ? Cela n’est-il pas un précédent dangereux ?

Ferhat Mehenni : La Kabylie n’est pas le Kosovo. Les Kabyles ne sont pas des Albanais en territoire serbe. Les Kabyles sont chez eux en Kabylie, et ce, depuis la nuit des temps. Le peuple kabyle revendique pacifiquement son autonomie régionale. Mais il n’est pas exclu qu’en cas de fermeture des autorités algériennes à toute discussion sur le statut de la Kabylie on en arrive à ce genre d’extrémité.

Le cas kosovar constitue un précédent dans le sens d’une déclaration unilatérale d’indépendance, validée ensuite par les instances internationales. Or, le Kosovo se trouve en Europe où il n’y a pas de règle préétablie en la matière comme en Afrique. Le cas qui constitue un véritable précédent pour le droit international s’appliquant à notre aire géopolitique est celui de l’Érythrée qui a obtenu son indépendance d’un autre pays africain, issu de la colonisation : l’Éthiopie, le 24 mai 1993.

Cette indépendance est entérinée aussitôt par l’OUA alors que celle-ci était censée être la gardienne sourcilleuse du sacro-saint principe de « l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation » ! C’est aux Touaregs qui sont en train de se battre pour leur indépendance, au Niger, au Mali et quelquefois en Algérie, que pourrait peut-être profiter ce précédent. Ils risquent aussi de se heurter à un environnement international défavorable comme pour le Somali Lands qui, malgré l’implosion de la Somalie, ne bénéficie depuis déjà 15 ans que de trois représentations diplomatiques à l’étranger.

Le Québec a ses indépendantistes par rapport au Canada. Ils sont, pour l’instant, minoritaires, mais ils font valoir que le Québec seul, sans le reste du Canada, resterait parmi les 10 premières puissances économiques du monde. On peut viser l’indépendance, mais quels seraient les moyens de la Kabylie sur les plans économique et administratif ?

Ferhat Mehenni : Même pour une autonomie régionale, la Kabylie a besoin de leviers économiques et administratifs pour son existence et son rayonnement sur la Rive-Sud de la Méditerranée. Les potentialités de la Kabylie sont énormes. De la matière grise au fonctionnaire modèle, de la réserve d’eau aux dizaines de milliers d’hectares forestiers, de l’agriculture de montagne à ses réserves halieutiques sur 250 Km de côte, d’un tourisme durable, de la recherche scientifique et technologique à la culture si vivante, la Kabylie foisonne de moyens.

Je reste persuadé qu’elle ne manquera pas d’avoir par ses traditions démocratiques une bonne gouvernance aux antipodes de celle dont elle est victime depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962.

L’autonomie que vous réclamez serait le commencement de la fin des entités postcoloniales ? Laisseront-elles faire ?


Ferhat Mehenni : L’idéal serait la fin des entités postcoloniales. Il est vital que le monde se reconfigure sur d’autres bases à même de protéger les peuples des génocides, des guerres, des violations des droits humains et autres discriminations.

Toutefois, l’autonomie ne les remet pas en cause. Elle leur permet au contraire une longévité qu’elles n’auront jamais en voulant garder sous leurs bottes les peuples qu’elles oppriment. Leur intérêt est dans des évolutions ordonnées et non violentes. Il n’existe ni entité ni État éternel.

Quels sont les rapports avec l’Islam ? Et quel Islam ? La Kabylie n’est-elle pas partie intégrante du Dar el Islam ?

Ferhat Mehenni : La Kabylie est laïque. Elle respecte toutes les croyances, celles des siens comme celles des autres. Ce sont ses enfants qui jurent « jmaa liman ! Au nom de toutes les croyances ! » On ne fait grief à personne de sa religion, car comme le dit l’adage populaire, « chacun sa tombe ! ».

L’islam kabyle ne ressemble à aucun autre à travers le monde. Ces dernières années, elle est mise en accusation par les tenants de l’islamisme officiel algérien pour son évangélisation contre laquelle ils ont fait voter spécialement une loi, comme si la foi n’est pas affaire de conscience, mais celle des décrets.

Contrairement à d’autres parties de la population, on sent chez les Kabyles beaucoup de respect pour ce petit pays qu’est Israël. Comment l’expliquez-vous ?

Ferhat Mehenni : Les Kabyles, aux prises avec l’arabo-islamisme qui veut les dépersonnaliser et les assimiler, se défendent comme ils peuvent. Par sa résistance contre les pays arabes qui visent à le « démanteler », par sa bravoure devant ceux qui soutiennent notre oppression, Israël suscite respect. Mais attention ! Ce respect pour Israël n’empêche nullement la compassion pour des Palestiniens innocents, victimes d’exactions et de bavures israéliennes !

Le sionisme a-t-il une chance un jour d’être acceptée comme concept dans la pensée arabe ?

Ferhat Mehenni : Excusez-moi, mais je ne suis pas la personne la plus indiquée pour répondre à cette question. Vous aurez un avis plus autorisé d’un intellectuel arabe que je ne suis pas.

Parlons de la France. Comment se manifeste le racisme à l’encontre des Kabyles ? Ce racisme a-t-il évolué ? Nous rappelons que nous avons pu voir, sur Arte, le film Kabyles avec un Smaïn époustouflant dans le rôle principal.

Ferhat Mehenni : Longtemps, et à ce jour, chez bon nombre de Français, le Kabyle est un Arabe. Nié chez lui, il l’est également en France. Ces dernières années, l’image du Kabyle a évolué. Le Kabyle est parmi ceux qui s’insèrent le mieux dans la société française. Les statistiques des mariages montrent qu’un Kabyle sur deux se marie avec un conjoint français. Cependant, en raison de leur état civil, ils subissent la même fin de non-recevoir que ceux auxquels on les assimile, dans leurs démarches administratives pour le travail ou le logement.

D’un autre côté, l’administration a évolué dans le sens d’un meilleur accueil de nos nouveaux immigrants, surtout au lendemain du « printemps noir de 2001 ».


Par contre, politiquement, la France reste sourde aux revendications kabyles pour une autonomie régionale de la Kabylie. Les mentalités et les intérêts ne vont pas encore suffisamment dans ce sens.

En France, pour certains Algériens, le Kabyle pose toujours problème. Pour ces cas, comme en Algérie, vous êtes béni quand vous vous présentez en tant que musulman, acclamé en tant qu’Arabe, adopté en tant qu’Algérien. Mais dès que vous vous présentez comme un Kabyle on vous réplique vertement : « Ah ! Vous êtes raciste ! »

Je ne sais pas si, un jour au rythme où vont les choses, l’algérianité aura un sens, loin de l’intolérance par rapport au fait kabyle.

A-t-on une idée assez précise de leur sentiment d'appartenance à un peuple kabyle ?

Ferhat Mehenni : En Algérie, les Kabyles ont une conscience réelle, ou instinctive, de constituer un peuple distinct du reste des Algériens. Alors qu’ils se vivaient, plus que n’importe qui, en tant qu’Algériens, les Kabyles ont, petit à petit, depuis la guerre du FFS en 1963, fini par pendre conscience de leur différence et de leur particularisme, combattus violemment par le pouvoir algérien et ne voulant les reconnaître qu’en tant qu’Arabes et musulmans.

Ce sont la rue, l’administration et l’officialité qui leur font quotidiennement comprendre qu’ils ne seront Algériens que le jour où ils cesseront d’être kabyles.

En France, même en étant majoritaires au sein de l’immigration algérienne, vous ne trouverez jamais un fonctionnaire dans un consulat algérien qui s’adresse à vous en Kabyle. Nous avons deux générations aux réflexes différents. L’ancienne génération, actuellement à la retraite, qui ne peut avoir une conscience claire de faire partie du peuple Kabyle puisque durant toute leur vie d’avant l’indépendance ils avaient combattu pour l’Algérie.

Le terrorisme politique de la dictature au temps du Parti unique, avait tué en elle toute velléité de revendication kabyle. Ma génération qui est intimement impliquée dans le combat identitaire est majoritairement consciente. Mais il existe en son sein des groupes, les partis politiques kabyles et l’idéologie dominante aidant, qui n’arrivent pas à concevoir l’existence même d’un peuple kabyle. Ils finiront tôt ou tard à s’y rallier.

Les jeunes générations ne sont-elles pas tentées de se fondre dans la « normalité » arabe ? Ne sont-elles pas, elles aussi, les victimes du formatage consécutif à un siècle et demi de « politique arabe » de la France ?

Ferhat Mehenni : Le combat identitaire n’a pas pris en compte à temps la politique du « regroupement familial » qui a révolutionné de fond en comble l’immigration kabyle en France. C’était un combat qui était exclusivement orienté contre le régime algérien à qui nous imposions des revendications de langue et d’identité. Nos revendications étaient adressées au gouvernement algérien pour sauver la Kabylie de l’arabisation.

La génération arrivée ou née en France depuis la moitié des années 70 était zappée par nous. Elle avait, de ce fait, été offerte en pâture à l’arabo-islamisme qui commençait à se structurer et auquel leurs parents ne savaient pas résister. Du coup, cette génération a failli nous glisser entre les doigts et se fondre momentanément dans la « politique arabe de la France » comme vous le dites.

Cela dit, je reste persuadé que dans les cas avérés, ce n’est là qu’une aliénation passagère. La France a intérêt à redonner à ces jeunes Kabyles la fierté de leurs origines et de leur langue si elle ne veut pas que demain, cette génération ne soit un renfort à des idéologies et des combats d’arrière-garde mettant aux prises l’islam contre la modernité et l’Occident.

Pourquoi les Kabyles de France affichent-ils autant leur ferveur républicaine et laïque ?

Ferhat Mehenni : Les Kabyles sont honnêtes. Ils aiment être reconnus dans ce qu’ils sont et ne pas être victimes de graves méprises. C’est là, une autre preuve, s’il en est besoin, de leur conscience d’appartenir au peuple kabyle.

Il y a, en France, ceux qui se laissent pousser la barbe et s’habillent en Kamis pour affirmer leur arabo-islamisme. les Kabyles, eux, ont une préférence pour l’étalage de leurs convictions républicaines, laïques et démocratiques.

Ferhat Mehenni, merci de nous avoir accordé ce long entretien. Nos lecteurs, qui se passionnent pour le monde méditerranéen, auront, en vous lisant, appris plusieurs choses importantes aujourd'hui.

© Primo, 31 mars 2008

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Auteur : Primo