Quand Canal peut le Plus, Canal peut le Moins
Ou l’histoire d’une manipulation désinformatrice
18 novembre 2007 : le colloque sur le «Mythe du crime rituel» roule bon train. Le thème est accrocheur et les contributions dignes d’intérêt. Une caméra filme l’ensemble pour les archives.
En milieu d’après midi, la camera se montre plus imposante. Les cameramen sont de Canal Plus. A ce seul nom, l’effervescence envahit la salle. Les spectateurs se lèvent et crient leur refus d’apparaître sur cette chaîne. L’opposition est unanime.
Les cameramen comprennent d’autant moins cette kabbale qu’ils sont là à la demande de Richard Landes, professeur de l’Université de Boston. Il intervient sur l’interminable affaire Al Dur’ha.
Pour ma part, j’exprime mon refus de voir cette chaîne couvrir à nouveau ce sujet à nos dépens.
A nouveau dites-vous ?
Flash-back : nous sommes en Mars 2003. Les Etats-Unis, sur le point d’intervenir en Irak, sont vilipendés en France. Une manifestation pacifique de soutien s’organise spontanément.
Avec ma collègue de Primo, nous y sommes en reportage. Drapeaux américains, français, israéliens. Un millier de personnes. Des Français de tous bords, âgés pour un certain nombre, en souvenir sans doute d’une époque difficile. Des jeunes aussi. Parmi ces jeunes, quelques drapeaux de la Ligue de Défense Juive. Ma collègue se rue sur leurs représentants pour leur demander de lever le camp car ils n’ont pas leur place dans cette manifestation.
La manifestation est contenue par les forces de l’ordre sur un espace réduit, il n’y a aucune agitation. Les télévisions sont là. Canal plus est très actif. Les échanges avec cette chaîne sont chaleureux. Nombre d’entre nous sommes interviewés. Je le suis également pour expliquer ce qui nous relie aux Etats-Unis. Nous parlons du nazisme et de notre devoir de mémoire.
Voilà pour les faits de ce mois de mars 2003. Le soir, pas une radio, pas une info ne parle ou n’évoque cette manifestation. Un auditeur téléphone en direct sur Europe 1, on lui répond «trop peu de monde, il ne s’est rien passé, c’est non signifiant».
Une manifestation de soutien insignifiante pour les médias français, voilà ce qui s’est passé, place de la Concorde, ce jour-là.
Quelques semaines après, de nombreux coups de fils d’amis s’étonnent que j’aie pu me fourvoyer avec un groupe d’extrême droite, que cela est incompréhensible venant de moi. Je suis même «passée à la télé», en gros plan sur Canal plus.
Je ne suis ni ne serai jamais abonnée à Canal plus. Une copie de l’émission me permet de découvrir la triste réalité.
L’émission d’information grand public, «90 minutes», de Paul Moreira et Emilie Raffoul a bonne presse. Et pourtant, ce soir-là…
L’émission s’intitule «Juifs et Arabes». Elle est projetée en avril 2003. Un mois après cette manifestation qui n’a rien à voir avec le sujet !
Les trente premières minutes ciblent bien le contexte : Intifada, antisémitisme, extrémisme des deux bords. Il s’agit de faire la lumière sur «Les loustics qu’on a découverts et qui soufflent sur les braises dans la coulisse» dixit Moreira.
Le parallèle commence. Une manif pro palestinienne ; on a crié ce jour-là «À mort les Juifs!» et agressé violemment les jeunes de l’Hachomer. Mais le commentaire oublie de le signaler. Les extrémistes juifs apparaissent, eux, dans une autre séquence : à l’aéroport, la réception violente d’une délégation pro palestinienne de retour de Gaza.
Vente du Protocole des Sages de Sion, discours de Latrèche, créateur du Parti des Musulmans de France, du négationniste Tunisien Mondheir Sfar. Rien ne nous est épargné.
Nous sommes au cœur de l’émission, et la charge sur les «Juifs extrémistes» commence.
Nous avons droit à une séquence filmée d’une conférence à Marseille, organisée par «Droit et Liberté», association désignée par les journalistes comme représentant «l’extrême droite juive». Qualification surprenante quand on connaît les positions de ce mouvement au sein de la vie républicaine et associative dans le Sud.
Eyal Sivan «qui milite inlassablement pour la coexistence pacifique entre les deux peuples» se plaint du harcèlement permanent, à son encontre, des extrémistes juifs.
Puis, à Sarcelles cette-fois, quelques plans de Gérard Huber et ce jugement dédaigneux : «avec sa pseudo démonstration [il] semble avoir convaincu le public, il a vendu ce soir-là des dizaines d’exemplaires de son ouvrage».
Autres images : dans une grande salle, un débat pro palestinien a lieu. De «respectables militants sont à la tribune» dit le commentaire. Je reconnais là Youssef Boussoumah, responsable du CCIPP*, et dans la salle quelques membres d’un CCAS** réputé, rencontrés lors d’une émission de radio, de retour d’expédition à Sabra, Chatila et Jenine «pour ne pas oublier». Des gens calmes en effet, respectables et amoureux de la paix entre les peuples, c’est un fait indéniable...
Quant à notre «insignifiante manifestation» citée plus haut, elle se retrouve curieusement au centre du débat et de l’image !
Le récit en est terrifiant :
« Les extrémistes juifs mettent la pression sur les médias ; au cours de cette manifestation organisée par la LDH, nous nous trouvons encerclés par les militants ».
Ma collègue de Primo apparaît en gros plan sur ce propos devant les drapeaux jaunes qu’elle tentait, en fait, de faire partir. La voilà estampillée LDH et encerclant Canal Plus pour l’éternité !
Sur un autre gros plan, j’apparais aux côtés d’une dame dont j’ignore tout et qui clame «Désinformation, désinformation!», exclamation particulièrement agressive aux oreilles fragiles de nos journalistes engagés.
Je suis pétrifiée par l’utilisation malhonnête de ces documents qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, mis bout à bout pour démontrer l’idéologie sous-tendue : Il n’y a pas d’antisémitisme mais un extrémisme équivalent des deux bords. C’est ce que nous avons désigné à Primo sous le néologisme de symétrologie, maladie répandue chez certains journalistes et intellectuels qui ne peuvent pas envisager, ne serait-ce qu’une seconde, qu’il pourrait y avoir un camp qui aurait plus raison que l’autre.
Le magicien «d’Arrêt sur images», contacté pour réagir, trouve le sujet valable et affirme pouvoir le traiter. Il nous rappelle le lendemain en disant que ce n’est plus possible, sans plus d’explications.
Au nom du droit à l’image, je téléphone à Emilie Raffoul pour lui demander une explication. «Vous étiez dans la rue» me répond-elle sur un ton guilleret.
Je tente de lui faire comprendre que cette manifestation n’a rien à voir avec «les Juifs et les Arabes». Que l’image qui en est donnée nuit totalement à ma propre image ; je parle même de prendre un avocat.
Avec une belle assurance et une désinvolture très canalplusienne, Emilie Raffoul me renvoie dans mes cordes et se donne le droit d’utiliser les documents comme bon lui semble et selon sa propre interprétation.
Je raccrochai furibonde et rappelai une heure plus tard. Sur un ton «Marie-Chantal», j’expliquai à la belle que j’étais bien ennuyée de me retrouver dans ce contexte, alors que je me trouvais là par hasard, «moi qui suis de «gauche»»
«Cela nous coûte 20 000fr, me dit-elle aussitôt, mais je vous floute».
Voilà comment, étant de la confrérie des gens de «Gauche», le lendemain soir à la rediffusion, mon visage s’est trouvé camouflé tandis que ma collègue est restée étiquetée «LDJ d’extrême droite» ad vitam.
Voilà comment, parfois, des journalistes vous rencontrent lors d’une manifestation, sympathisent, entament un dialogue chaleureux, engrangent des images ; ces images, ils les font parler quand bon leur semble ; ils leur font dire ce qu’ils veulent puisqu’ils en assurent le commentaire sur des documents muets, usant de procédés artificiels (ralentis, fond musical pesant censé rajouter une note dramatique). Le pouvoir de dire et de comment le dire leur appartient.
Voilà comment d’honnêtes cameramen, venus effectuer leur reportage, découvrent la méfiance, la distance, la colère d’un public dont ils sont censés représenter les préoccupations par leurs images.
Voilà qui explique la fracture souvent manifeste entre les médias et leurs «consommateurs». La levée de boucliers, spontanée et totalement imprévisible du public au colloque sur le mythe du crime rituel, en est une preuve tangible.
Voilà pourquoi, depuis cette mésaventure, je parais toujours, aux manifestations, encagoulée, voir en burka, des fois que Moreira ou Raffoul seraient dans les parages pour la production d’une émission à faire péter l’audimat.
Et par prudence, je signe désormais les pétitions : «Gudule qui manifeste sous X» !
Josiane Sberro © Primo-Europe, 21 novembre 2007
CCIPP* : Campagne Civile Internationale de Protection du Peuple Palestinien
CCAS** : Caisse Centrale d’Activités Sociales du personnel Gazier et EDF