Si les téléspectateurs s'attendaient à une analyse des causes du regain d'agressions antisémites dans le XIXème arrondissement, ils ont été bien déçus en regardant le troisième volet du reportage « 66 minutes » diffusé sur M6 le 24 septembre à 20h50.
Le « reportage » suscite des questions sur le parti pris des auteurs.
Le choix des séquences, celui des témoignages, des images, du vocabulaire et des outils grammaticaux adoptés laisse plutôt songeur.
Un synopsis boiteux
Pour présenter la diversité des « communautés » vivant dans l'arrondissement, les reporters présentent d'heureux événements comme le mariage civil de personnes appartenant à la « communauté » musulmane.
De jeunes mariés d'origine africaine ou maghrébine - c'est ainsi qu'ils sont présentés - sont filmés dans le jardin des Buttes-Chaumont après avoir célébré leur mariage dans le cadre des lois de la République à la Mairie du XIXème arrondissement qui fait face à ce merveilleux jardin : ils se font photographier pour immortaliser ce jour mémorable de leur vie. Quoi de plus sympathique !
Un commentaire suit ces images agréables : « et puis il y a la communauté juive », et le spectateur de voir des gens marchant dans le jardin. N'y a-t-il pas de mariage des membres de cette « communauté » à la Mairie ?
Rassurons le téléspectateur : il y en a. Les Juifs respectent les lois de la République et avant de célébrer, comme dans les autres communautés, un mariage religieux, ils se marient civilement en vertu des lois de notre pays.
Voilà (pour) une petite mise au point qui nous semble nécessaire, la suite du reportage invitant peut-être à se poser la question.
On a du mal à comprendre la raison pour laquelle le reporter se transforme en "ethnologue à la petite semaine" durant sept minutes pour décrire le mode de vie religieux de Juifs observants : quel est le rapport avec le sujet annoncé? En quoi la description de ce mode de vie concerne-t-elle les agressions qui ont lieu ? Pourquoi éprouver le besoin de signaler que les produits casher sont 40 pour cent plus cher que les autres ? Là encore, quel rapport avec le sujet qui doit être traité ?
Trois minutes sont ensuite consacrées au mode de vie d'une famille musulmane d'origine africaine tolérante, si tolérante qu'elle possède sur son calendrier les horaires d'une fête juive, le shabbat. Le journaliste éprouve le besoin d'insister sur ce fait. Dans le calendrier de la famille juive interviewée, il n'est pas fait mention des horaires du Ramadan*. Quelle conclusion devrait-on en tirer?
Le père de famille respectant le Ramadan travaille dans le bâtiment : on imagine les difficultés et la fatigue qu'il éprouve et on en est touché. Yaël Fellous, la femme devenue l'emblème de la femme juive dans le XIXème arrondissement, n'a pas l'air de souffrir des difficultés de son travail. La généralisation est aisée : il y en a qui vivent mieux que d'autres.
Autre élément surprenant : 4 minutes dans un reportage qui dure une vingtaine de minutes sont consacrées à la recherche de jeunes Juifs soupçonnés d'avoir agressé deux jeunes en raison de leur arabité selon les dires de ceux-ci.
Le témoignage de ces derniers est pris comme argent comptant. On voit l'image du jeune d'origine arabe en sang, reprochant aux policiers d'arriver trop tard, ayant la bonté de ne pas vouloir dénoncer ses agresseurs.
Les phrases du policier frappent les esprits et renforcent l'impact indéniable des images: « dans l'état où vous êtes », « c'est vous la victime ».
La version des faits qui fut donnée dans la réalité par les Juifs pourchassés durant 4 minutes dans le reportage et selon laquelle ils ont été provoqués et se trouvaient en état de légitime défense n'est pas énoncée, pas plus de la suite de l'affaire qui fait des supposés agresseurs des témoins assistés.Voilà pourtant un fait qui aurait mérité d'être mentionné pour respecter l'équité d'un reportage digne de ce nom.
D'ailleurs, les chiffres désignant les supposés agresseurs ne cessent de varier dans le film : d'une dizaine qui seraient tombés sur les jeunes blessés, ils passent à sept. Au final, deux jeunes gens sont interpellés. Faut-il le rappeler, ils deviennent rapidement de simples témoins assistés et non plus des agresseurs.
On saurait gré aux médias de donner nous proposer toutes les versions données par les deux parties et ne pas choisir d'en accréditer une. En fonction de quel critère, d'ailleurs ?
Une stigmatisation forcenée
Si l'on a beaucoup insisté dans le film sur l'image du jeune d'origine arabe couvert de sang, aucune image des Juifs agressés n'est montrée ; aucune mention du fait que l'une des victimes juive frappée à coup de poing américain (ce qui laisse supposer une préméditation comme l'a fait remarquer Sammy Ghozlan) a eu le nez cassé, l'autre ayant souffert de nombreuses contusions. L'abstraction reste de mise. M6 a de ces pudeurs !
D'une manière étrange, aucune bande d'origine africaine et arabe ne sont filmées contrairement à un regroupement de jeunes Juifs dans les Buttes-Chaumont. Pourtant il suffit de se promener dans le quartier pour en rencontrer. Pourquoi ce choix?
Le commentaire du journaliste évoquant l' « éducation en vase clos » des jeunes Juifs fréquentant une école privée juive surprend. Est-ce à dire que ces Juifs refusent le monde extérieur, ignorent les lois de la république, la culture française, qu'ils ne passent pas leur baccalauréat français?
Cela dit, quand bien même cette éducation se ferait en vase clos, cela légitimerait-il une agression quelconque ?
Le téléspectateur aurait aimé voir l'éducation reçue par les jeunes des autres communautés et la manière dont ils la vivent.
Une documentation approximative
Le docu-fiction de Laurent Cantet est excellent à cet égard et répond à cette lacune. Il est un parfait reflet de la réalité. Des enseignants qui ont exercé dans des établissements difficiles dont certains collèges et lycées du XIXème arrondissement font partie l'attestent.
Nous renvoyons les auteurs du reportage à cet élément éclairant sur les perceptions des jeunes sur le rôle de l'Ecole dont les valeurs sont constamment remises en question, sur la notion de francité et le sentiment d'appartenir à une communauté différente.
Nous les renvoyons également au rapport Obin, (lire l'interview Primo) rapport de l'Inspection Générale de l'Education nationale rendu public en 2004 qui explique que de nombreux élèves juifs sont contraints de quitter l'Ecole de la République après avoir été menacés, frappés par d'autres élèves pour une judéité non affichée et parfois simplement supposée.
Nous renvoyons également aux témoignages des enseignants dans les Territoires perdus de la République (édition Les mille et une nuits, mars 2004). Voilà des éléments qui permettront d'appréhender avec plus de nuance le phénomène inquiétant des agressions antisémites du XIXème arrondissement ainsi que celui de la délinquance qui s'y manifeste depuis des années et qui n'est pas un phénomène nouveau.
Dans le film, la tentative judicieuse du Président de l'Union des Etudiants Juifs de France de rassembler les communautés dans un concert reçoit l'appui d'autorités juives. La frilosité de celle d'autorités religieuses Loubavitch est soulignée à juste titre.
On aurait aimé connaître la réaction des autorités religieuses musulmanes à cet égard ainsi que les initiatives émanant de la communauté musulmane.
Le commentaire « un chanteur juif » est sur scène accompagnant l'image où l'on voit un chanteur portant une kippa et la nature des chants diffusés laisseraient entendre qu'il n'y avait pas de chanteurs d'autres origines : était-ce le cas ? Si oui, l'inter culturalisme reste limité. Si ce n'était pas le cas, d'autres choix de séquences auraient été bienvenues.
Enfin, il est précisé que Yaël Fellous, incarnation dans le film de la femme juive du XIXème arrondissement, craint que son fils ne bascule dans la violence. Elle ne veut plus que son fils « traîne » dans les Buttes- Chaumont, précise l'auteur. On appréciera le choix du verbe employé.
Les gens qui se promènent dans ce magnifique parc parisien traînent-ils? Qu'en est-il des mères de l'autre communauté? Sont-elles indifférentes à ce qui se passe?
La manière dont est présentée l'agression de Rudy est également surprenante : dans l'après-midi, une bande de jeunes d'origine africaine agresse de jeunes Juifs avec une arme blanche (quoi de plus normal et quoi de plus anodin si l'on se laisse influencer par le ton placide sur lequel l'information est donnée), les Juifs décident de se venger....(lire à cet égard Rudy des Buttes Chaumont sur Primo)
Il y aurait encore beaucoup à dire.
Une question essentielle mérite d'être posée : que restera-t-il dans l'esprit du téléspectateur à l'issue du reportage. Qu'aura compris et retenu celui qui n'habite pas le quartier? Comment l'aura vécu le jeune musulman, le jeune juif ? Comment réagiront-ils?
L'on préfèrera ne pas songer aux réponses. Le problème aurait mérité une véritable analyse d'ordre historique, factuelle, sociologique... Les passages anecdotiques choisis sont hors sujet. Ils privilégientun certain regard et n'aident pas à comprendre la situation.
Impossible, de ce fait, de trouver des solutions à une situation qui ne cesse de se dégrader.
Bien au contraire.
Annick Azerhad © Primo,1 octobre 2008
* Rappelons que le Shabbat a lieu une fois par semaine, le Ramadan une fois par an et rarement aux mêmes dates dans l'année