6.10.08

IVRI ANOKHI

Editorial de L’Arche n° 605 (octobre 2008)
Meïr Waintrater

Un lecteur, qui habite un petit village de Normandie, nous écrit pour se plaindre parce que L’Arche lui parvient « sous un emballage opaque qui occulte le titre ». Il écrit : « Si certains de mes coreligionnaires qui ont pu vous faire cette demande ont honte de leur condition de Juif, ce n’est certainement pas mon cas. Je crois que, même si l’époque est troublée, nous devons vivre en fonction de l’adage Ivri Onoïchi. »


Les deux mots hébraïques que notre lecteur cite, en transcrivant leur prononciation ashkénaze (l’équivalent, en hébreu contemporain, est « Ivri Anokhi »), sont le commencement de la réponse du prophète Jonas aux marins qui l’interrogent sur son identité. Les circonstances où furent faites cette question et cette réponse ne sont pas sans intérêt. Nous y reviendrons.

Notre lecteur rappelle qu’il a « porté l’étoile jaune pendant l’Occupation », et que « ce n’est évidemment pas aujourd’hui » qu’il va « renier [s]on appartenance au judaïsme ». Il nous demande donc de lui faire le service de L’Arche « sous un film transparent » - sinon, écrit-il, « je serais au regret de ne pas renouveler mon abonnement à votre revue, au demeurant fort intéressante ».

Je ne peux entrer ici dans les détails techniques qu’impliquerait une réponse complète à la lettre de notre abonné. C’est sur le principe même de sa demande que je veux revenir ici, et sur le terme qu’il emploie.

Relisons le texte biblique. Jonas (Yona) a reçu un ordre divin : aller à Ninive, la grande ville du royaume d’Assyrie, et prophétiser contre elle en raison de l’iniquité de ses habitants. Mais il craint les conséquences d’une telle mission, et il s’enfuit par bateau. En pleine mer, une violente tempête met le navire en danger. Voulant savoir les raisons de cette tempête, l’équipage procède à un tirage au sort qui désigne Jonas. Les marins s’adressent donc à lui, et demandent qui il est. « Ivri Anokhi » (je suis un Juif), répond Jonas, et il ajoute qu’il sert l’Éternel.

On connaît la suite : Jonas est jeté à la mer par les marins, les flots se calment, Jonas reste en vie grâce à un poisson et finit par transmettre les remontrances divines à Ninive, qui se repent et est sauvée. La tradition juive, commentant ces péripéties, accorde une grande importance au moment critique où Jonas déclare son identité. Dire que l’on est juif peut être dangereux (Jonas fut jeté à la mer), mais la faute de ne pas l’avoir dit serait ineffaçable.

Il est difficile ne pas penser à cela quand on relit les propos tenus en 1982 par le dessinateur Siné, sur les Juifs qui « se reproduisent entre eux », ces Juifs avec « leur Chagall de merde » qui dérangent le monde depuis « deux mille ans » et qu’il faut « euthanasier ».

Je sais, Siné était en état d’ébriété. Pourtant, il faut bien que cela vienne de quelque part. Même fin saoul, je ne m’imagine pas tenant des propos racistes sur les Arabes ou sur les Noirs. « Quand le vin entre, le secret sort », disait déjà le Talmud (Sanhédrin, 38a).

Là, Siné parlait des Juifs. Mais il s’est lâché ailleurs sur les Musulmans ou sur les homosexuels. Et ses délires nous concernent tous, car la haine est une maladie contagieuse qui menace notre société tout entière, à l’image de l’antique Ninive.

Pour prendre ma juste part du combat contre ces délires-là, je dois d’abord m’assumer en Juif. « Ivri Anokhi », disait Jonas. Mais c’est de l’hébreu, une langue que Siné et ses défenseurs dévoyés ne comprennent pas. Cela fait partie de notre « folklore à la con », pour parler comme Siné.