Pierre Goltman
Pierre Goltman, dont nous avons déjà publié une interview passionnante [*], nous a adressé ce qui suit. N’oublions pas qu’il s’agit d’un ancien déporté, qui sait de quoi il parle. Enarque, il a longtemps suivi le courant de l'histoire édifiante et conformiste avant de décider, comme il l’écrit lui-même, «d’approcher de manière plus véridique les faits historiques que, pendant dix ans j’ai, en toute bonne foi et en "bonne compagnie", falsifiés à l’envi». Et d’ajouter avec une dose peu commune d'autocritique et autant de liberté d’esprit : «Ayant trop répandu le mensonge, à la suite d'Aragon, Sartre et autres imposteurs de haut niveau, dont Joliot-Curie, en tant qu’homme politique, je diffuse mes découvertes sur ce site» [**]. Aujourd’hui, il nous gratifie d’un article courageux qui démythifie les descriptions hyperboliques du camp de Drancy, à l’occasion de la rediffusion d’un film rediffusé par Arte. Il l’accompagne de la copie d’une lettre adressée à l’Union des Déportés d’Auschwitz, dans laquelle il critique le compte-rendu d’une conférence donnée par une ancienne déportée, à laquelle il reproche précisément le genre d'exagérations qu’il dénonce dans le film de Arte. A lire avec respect et reconnaissance, car c’est de l’histoire solide et véritable, et non un de ces récits racoleurs, dont le fonds de commerce est la guerre et la déportation.
(Menahem Macina).
[*] " «Ce que j'ai retenu du XXe siècle», entretien avec Pierre Goltman (promotion « Lazare Carnot 1961 ») ".
[**] Il s'agit de son site personnel : Desintox.info.
Correspondance adressée par Pierre Goltman à L'Union des Déportés d'Auschwitz, à propos d'un article plus qu'« approximatif » sur le camp de Drancy.
« Chers camarades,
Le compte-rendu de la conférence de Francine Christophe, dans le n° 307 de la revue Après Auschwitz, m'a beaucoup surpris, car j'ai moi-même été interné du 2 au 30 juin 1944 à Drancy.
1. L'auteur dit avoir été arrêtée le 26 juillet 1942 et avoir séjourné 11 mois à Beaune-la-Rolande, puis 11 mois à Drancy jusqu'à sa déportation en mai 1944. Sur un plan purement arithmétique, on ne voit pas où sont passées les trois semaines initiales à Drancy, suivies de trois semaines à Pithiviers, où Francine trouve un trèfle à quatre feuilles. Six semaines ont ainsi disparu…
2. L'auteur indique : « le 2 juillet 1943 le camp de Drancy est transmis aux Allemands. Les gendarmes sont partis. N'ayant pas connu Drancy en 1943, je m'abstiendrai d'en parler. Mais l'intéressée a été déportée en mai 1944. Moi-même, je suis arrivé à Drancy le 2 juin 44. Les gendarmes étaient sans doute revenus sans que Francine s'en aperçoive. En juin 1944, Ils étaient chargés de la garde du camp, la police intérieure étant assurée par des internés juifs, les MS.
Quant aux conditions de vie à Drancy, elles étaient très supportables pendant le mois que j'y ai passé.
Ce n'est pas la première fois que je constate cette dramatisation inutile, et même nuisible, car elle donne du grain à moudre aux négationnistes de tout poil. Il y a un peu plus d'un an, à propos de Max Jacob, Arte avait diffusé un téléfilm qui tournait le dos à la réalité que j'ai constatée de mes yeux, montrant les soldats allemands armés et casqués perquisitionnant dans les chambrées. (Voir plus bas). Pourquoi faudrait-il "enjoliver" la réalité ? Comme si elle n'était pas assez horrible telle qu'elle a été. »
Cordialement,
Pierre Goltman
[Matricule] A 16665
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Le 14 septembre 2007, Arte a rediffusé un téléfilm de Gabriel Aghion «Monsieur Max».
Réfugié dans l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, le poète Max Jacob, juif converti à l’âge de 40 ans au catholicisme (Jean-Claude Brialy) mène une vie quasi monastique. Le 24 février 1944 à 11 heures, la Gestapo pénètre dans le couvent et l’arrête. Il mourra à Drancy d’une congestion pulmonaire.
Dans ce téléfilm très poétique, Jean-Claude Brialy, dans un de ses tout derniers rôles, est excellent.
Il est dommage que la vérité historique soit à ce point malmenée par cette prétendue reconstitution. Ce téléfilm comporte deux sortes d’erreurs sur les conditions de vie à Drancy et sur le sort réel de Max Jacob.
En particulier, le téléfilm fait croire que les nazis avaient décidé de libérer Max Jacob avant sa mort. D’après l’association des amis de Max Jacob, cela ne correspond nullement à la réalité et la scène où l’on voit un gradé SS se découvrir devant Max Jacob, lui annoncer sa libération et lui rendre un hommage ému, est pure imagination.(On pourra, à ce sujet, consulter le site : Max Jacob, arrestation.)
En outre, la description de Drancy est entièrement fausse. Une telle falsification procède peut-être d’un bon sentiment et de la volonté d’illustrer la barbarie, réelle, des nazis, mais contraire à la vérité, elle ne peut que nuire à la cause qu'elle croit servir.
Max Jacob est arrivé au camp le 28 février 1944. J’y suis arrivé le 2 juin 1944, 3 mois plus tard. J’y suis resté un mois avant d’être déporté par le convoi n° 76. Je présume qu’aucun changement fondamental n’a pu se produire en trois mois, entre l’arrivée de Max Jacob et la mienne.
Le camp était dirigé par le même criminel de guerre, Aloïs Brunner.
Ce n’était pas un ensemble de baraques misérables mais un bâtiment HLM qui, de nos jours, est devenu la cité de «La Muette», normalement habitée. Chacun peut aller le constater sur place.
Max Jacob a « habité » au 4e étage de l’escalier 19, et moi au même étage de l’escalier 18. Il n’existait pas de châlits à trois étages.
Les détenus n’étaient pas en haillons.
Les SS n’entraient pas dans les chambres, ni d’ailleurs dans le camp. Nous étions gardés par des gendarmes français à l’extérieur et, à l’intérieur [c’est peut-être ce qui gêne], le service d’ordre était assuré par des détenus, les MS. Personne n’avait réellement faim.
Voici ce que j’ai écrit, dès1995, dans le récit de ma déportation.
Nous avons été transférés à Paris par le train, dans des wagons de voyageurs. Pendant le voyage, les détenus considérés comme juifs avaient les mains libres, alors que nos gardiens avaient passé les menottes aux autres, arrêtés comme Résistants. Quel mépris et quelle humiliation ! Nous sommes arrivés à Drancy le 2 juin 1944.
La vie à Drancy apparaîtra bien supportable, comparée à ce qui nous attend plus tard. Nous sommes gardés par des gendarmes français. Des détenus juifs, les MS, porteurs de brassards, assurent la police dans le camp. Pour l’essentiel, le ravitaillement est livré par des camions de la préfecture de la Seine, marqués du sigle T.A.M., que l’on voit toujours aujourd’hui, à la fin du XXe siècle, sur les camions de la préfecture de Paris. Continuité du service public !
Pour ma faim d’adolescent, la nourriture est très insuffisante. Mais des personnes plus âgées me font volontiers profiter de leurs rations, trop abondantes pour leur appétit. À chaque repas, j’entreprends une sorte de tournée du rabiot sous les arcades. Le travail est très léger. Je faisais partie de la corvée Béart qui disposait d’un local au fond de la cour à gauche. Notre tâche consistait surtout à balayer. Rien de bien pénible ! Pendant les pauses, certains chantaient d’horribles, mais instructives, chansons de carabins.
Il est arrivé que le chef du camp - Aloïs BRUNNER à cette époque - se distraie en faisant exploser quelques grenades sur la pelouse centrale. Ces tirs provoquaient des paniques, mais je n’ai pas vu de blessés. Aloïs BRUNNER est un criminel de guerre qui a opéré en Autriche, en Allemagne, en Macédoine, en Slovaquie.
Les Alliés ont débarqué en Normandie le 6 juin 1944 et j’ai pensé que si nos épreuves devaient s’arrêter là, cette aventure, jusqu’alors supportable, était une expérience intéressante. Naïvement, je voyais la Libération toute proche, alors qu’elle était encore fort lointaine et que bien des péripéties, des souffrances et des morts nous en séparaient.
Le 30 juin, nous avons été déportés...
Pour préparer le convoi, les détenus sont regroupés. Avec mon père, nous couchions, depuis notre arrivée, dans une chambrée appelée 18/4, c’est-à-dire escalier n° 18, 4e étage. Pour la constitution des wagons de déportation, nous nous retrouvons au 1/4, c’est-à-dire escalier n° 1, 4e étage. C’est un wagon d’hommes seuls. De Drancy à Bobigny, nous sommes soixante dans des autobus de la T.C.R.P., devenue aujourd’hui la R.A.T.P., conduits par leurs chauffeurs habituels, de braves gens sans aucun doute, qui participent en toute tranquillité à notre extermination…
Voir Auschwitz, six mois en enfer
Certainement pavé de bonnes intentions, ce téléfilm est une imposture historique. Il peut utilement alimenter, par son exagération, les campagnes négationnistes.
© Pierre Goltman
Mis en ligne le 8 novembre 2008, par M. Macina, sur le site upjf.org