8.1.09

La paix au Moyen-Orient est entre les mains des Arabes, pas des États-Unis ni de l'Europe



par Bernard Lewis
professeur honoraire à l'université de Princeton
auteur de 30 ouvrages traduits en vingt langues
pour Bloomberg.com
Par Lewis Bernard
Titre original : Mideast Peace Rests With Arabs, Not U.S., Europe
Traduction : Objectif-info

Les combats en cours dans la bande de Gaza soulèvent à nouveau, sous une forme aiguë mais familière, la question obsédante : quel genre de compromis faut-il établir entre Israël et les Arabes, si jamais un compromis est possible ?

On a longtemps pensé, dans la région et en dehors, que la paix était impossible, et que la lutte des Arabes contre Israël se poursuivrait jusqu'à ce qu'ils aient réalisé leur dessein de destruction de l'état juif. En attendant, Israël survivrait et permettrait même d'atteindre un objectif utile. Il serait le grief légitimement avancé par les diverses dictatures arabes, fournissant un exutoire relativement inoffensif au ressentiment et à la colère qui, autrement, se déverserait au sein de ces pays. A cette époque, la seule paix qui imaginable était la paix du cimetière.

Un changement significatif est intervenu dans l'histoire plus récente du Moyen-Orient qui ouvre en particulier deux voies possibles vers la paix. L'un d'entre eux est limité et n'est donc plus réalisable ; l'autre est sans restriction, donc lointain et problématique.

La politique du président égyptien Anouar al-Sadate, est un modèle d'approche de la paix, qu'il a poursuivi jusqu'à son assassinat en 1981. Il a voulu la paix et publiquement fait état de sa volonté de se rendre même à Jérusalem. Sadate n'a pas pris cette décision parce qu'il a été soudainement persuadé des mérites du sionisme. Ses motifs étaient plus pragmatiques et immédiats : il avait conscience, comme un nombre de plus en plus important de ses compatriotes, que l'Égypte était en train de se transformer rapidement en une colonie soviétique. La présence soviétique en Égypte était déjà plus envahissante et plus importune que ne l'avait été celle des Anglais.

L'initiative de paix de Sadate

Sadate s'est rendu compte, en partant d'une évaluation pertinente de sa puissance mais d'une estimation erronée de ses intentions, qu'Israël était pour l'Égypte un danger beaucoup moins pressant que l'Union soviétique. Il a donc décidé d'une initiative de paix qui a fait date.

En dépit de beaucoup de difficultés, l'accord de paix signé en 1979 par l'Égypte et Israël a résisté, malgré des rapports au mieux sans passion, parfois glacés. L'intérêt mutuel des deux parties a quand même été préservé. Cet accord a même connu des prolongements avec la signature d'un accord de paix entre Israël et la Jordanie en 1994 et l'apparition de dialogues non officiels entre Israël et quelques gouvernements arabes.

En Iran, le meurtrier de Sadate est vénéré en tant que héros de l'Islam, et une rue de Téhéran porte son nom.

À l'heure actuelle, dans plusieurs pays arabes et au delà dans des cercles arabes plus larges, on est de plus en plus conscient de se trouver à nouveau face à un danger plus funeste et plus menaçant qu'Israël aux pires moments : la menace de l'Islam chiite, militant et radical, conduit par l'Iran.

La double menace

C'est une double menace qui est ressentie. L'Iran, un état non-Arabe qui a une longue tradition impériale héritée de l'antiquité, cherche à étendre sa domination sur les terres arabes en direction de la Méditerranée. Il s'agit d'une tentative de redynamiser les populations chiites en Irak, en l'Arabie Saoudite, dans le Golfe et dans d'autres états Arabes, et de les pousser à s'imposer, alors qu'elles ont été longtemps les objets de la domination des Sunnites. Les tentacules de l'Iran s'étendent vers l'Irak à l'Ouest, et prennent la route du nord vers la Syrie et le Liban; celles du sud se déploient vers les territoires de la Palestine, notamment vers Gaza.

Cette double menace, de l'empire iranien et de la révolution chiite, est considérée par de nombreux Arabes, en particulier par leurs dirigeants, comme une menace plus grande que celle qu'Israël ne pourra jamais constituer, une menace qui touche à leurs sociétés, à leur identité même. Et un certain nombre de dirigeants arabes réagissent la même manière que Sadate face à la menace soviétique, se tournant vers Israël pour un éventuel arrangement.

Lors de la guerre du Liban en 2006 entre Israël et la milice chiite du Hezbollah soutenue par l'Iran, de manière saisissante, le soutien habituel des Arabes pour la partie arabe en conflit s'était évanoui. Il était clair que certains gouvernements et peuples arabes espéraient une victoire israélienne qui ne s'est pas matérialisée. Leur déception était palpable.

Les Arabes et le Hamas


Nous assistons à des ambiguïtés semblables en ce qui concerne la situation à Gaza.

D'une part, la loyauté pan-arabe exige de soutenir Gaza contre les empiétements israéliens, quelque soit le pouvoir arabe en place. De l'autre, beaucoup voient l'enclave de Gaza dirigée par le Hamas, un groupe sunnite mais de plus en plus soumis à l'emprise de l'Iran, comme une menace mortelle pour les pouvoirs arabes sunnites qui l'environnent.

Dans cette situation, il n'est pas impossible qu'un certain consensus émerge pour le maintien du statu quo, sur des bases similaires au compromis que Sadate avait passé avec Israël. Une paix de ce genre, calquée sur la paix entre l'Égypte et Israël serait au mieux sans passion, et toujours menacé par les forces radicales de l'intérieur et du dehors. Mais ce serait certainement mieux qu'un état de guerre, et cela pourrait durer longtemps.

Des signes de démocratie

Le second espoir de changement serait le développement d'une véritable démocratie dans le monde arabe. Bien que peu probable à l'heure actuelle, certains signes montrent qu'un tel développement n'est pas impossible.

Ainsi des Arabes ont voulu parler franchement avec Israël et lui rendre hommage pour avoir été le précurseur de la démocratie dans la région, un modèle qui pourrait les aider à développer leurs propres institutions démocratiques. Certains d'entre eux ont souligné que la minorité arabe considérée comme défavorisée au sein de l'état d'Israël bénéficie de plus de liberté d'exprimer ses revendications et ses désaccords que n'importe quel groupe social dans n'importe quel pays arabe. La vague de protestations actuelle contre les opérations israéliennes à Gaza qui secoue les Arabes israéliens en est l'exemple saisissant ; elle se manifeste en pleine lumière, elle est cinglante et échappe aux sanctions. Cela ne passe pas inaperçu.

L'expression de la moindre opinion favorable à Israël dans les pays arabes est impopulaire, souvent risquée et parfois fatale. La place que peuvent occuper de tels points de vue est pour le moins problématique. Mais des signes clairs montrent qu'ils existent, et il y a des gens qui sont prêts à risquer leur vie afin de les exprimer. Si ils prennent de l'importance et frayent un chemin à l'acceptation mutuelle et à la coopération entre les deux parties, le Moyen-Orient pourrait retrouver son rôle de foyer majeur de la civilisation qu'il a occupé dans les temps antiques et médiévaux.

Les puissances extérieures


Dans le passé, toute prospective sur les chances de la paix dans la région attribuait un rôle majeur si ce n'est décisif, au comportement des puissances extérieures. Ce n'est plus vrai aujourd'hui.

Les États-Unis, qui ne sont plus confrontés au défi d'un rival de dimension mondiale, et qui reçoivent en abondance du pétrole à bon marché, sont peu enclins à s'impliquer dans les complications politiques de la région. La Russie, qui ne se résigne pas à sa marginalisation, recommence à jouer un certain rôle au Moyen-Orient. Mais il reste mineur, et elle est sérieusement entravée par ses propres problèmes avec l'Islam chez elle.

Auparavant, on aurait assigné une fonction importante à l'Europe, mais le sujet n'est pas tellement le rôle de l'Europe au Moyen-Orient que celui du Moyen-Orient en Europe. Un éminent intellectuel syrien a récemment remarqué que la question la plus importante qu'il faut se poser sur l'avenir de l'Europe est : va-t-on assister à l'émergence d'une Europe islamisée ou d'un Islam européanisé ?

Il reste possible qu'aucune paix n'intervienne. Dans ce cas on peut s'attendre à ce que l'ensemble de la région glisse dans le chaos et la destruction mutuelle, entraînant peut-être dans la foulée une islamisation de l'Europe. L'avenir du monde, sa répartition et sa redistribution, seraient alors aux mains de l'Asie et de l'Amérique.

(*) Bernard Lewis est professeur honoraire des études proche-orientales à l'université de Princeton. Il est co-auteur, avec Buntzie Ellis Churchill, de "L'Islam, la religion et le peuple " (2008). Ses 30 ouvrages ont été traduits en plus de vingt langues douzaine dont l'Arabe, le Persan, le Turc et l'Indonésien. Sa contribution à la connaissance de l'histoire orientale moyenne a été saluée par les 15 universités qui lui ont attribué le titre de docteur honoris causa.
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