par Meïr Waintrater
Un article d’Uri Avnery, et la lecture qu’en ont faite des pro-Palestiniens français. Une fine analyse - une de plus ! - due à la plume experte du rédacteur en chef de "L'Arche". Cela se lit comme un récit, mais c'est une solide leçon d'histoire de l'aveuglement idéologique des militants sincères de quelque cause que ce soit. Inutile d'insister sur le fait que cette analyse peut s'appliquer à de nombreux autres cas de désinformation, dont tant d'entre nous s'efforcent de démonter les ressorts. Si j'osais, je parlerais, paradoxalement, de "désinformation sincère" sous l'emprise d'une "ferveur militante aveugle".
A lire et à diffuser largement. Menahem Macina).
----------------------------------------------------------------
Extrait de L’Arche n° 595-596, décembre 2007 – janvier 2008
Numéro spécimen sur demande à info@arche-mag.com
Reproduction autorisée sur Internet avec les mentions ci-dessus
----------------------------------------------------------------
Uri Avnery (c’est la transcription anglaise de son nom, qu’en français il serait plus juste d’écrire : Ouri Avnéri) est un journaliste israélien dont le talent n’a d’égal que le goût de la provocation. L’hebdomadaire Haolam Hazé (« Ce monde-ci »), qu’il racheta en 1950 et dirigea jusqu’à sa fermeture en 1993, était un étonnant mélange de journalisme d’investigation et de feuille à scandales. Haolam Hazé eut à son actif quelques « scoops » retentissants ; mais ses incursions dans l’analyse politique, marquées par ce qu’il faut bien appeler la mégalomanie de son propriétaire, n’étaient pas toujours à la hauteur de ses aspirations.
La carrière politique entamée par Uri Avnery, dans les années soixante, sur des thèmes marqués par l’hostilité à l’establishment travailliste et la recherche d’un accord israélo-palestinien, connut des hauts et des bas, avec le lot de rivalités internes qui accompagne habituellement les activités groupusculaires. Ses passages à la Knesset furent remarqués, bien que finalement peu effectifs : il ne parvint ni à constituer une organisation de quelque importance, ni à influencer les partis politiques de gauche.
L’homme, comme jadis son journal, a parfois des intuitions justes et toujours un grand sens de la mise en scène. Mais l’esprit de système est son pire ennemi, et sa répugnance à l’autocritique le fait souvent s’enfoncer dans des postures qui frisent le ridicule. On se souvient ainsi des dithyrambes qu’il ne cessa de déverser sur Yasser Arafat, au moment précis où les compagnons de route du leader palestinien lui reprochaient ouvertement d’avoir prêté la main à une « militarisation de l’Intifada » qui fut un désastre pour son propre peuple.
C’est dire que l’autocritique à laquelle s’est livré Uri Avnery, lors du soixantième anniversaire du vote des Nations unies sur le partage de la Palestine, a retenu toute mon attention. Le vieux militant (il est entré dans sa quatre-vingt-cinquième année) n’a plus à sa disposition de journal ni de tribune parlementaire, mais il est à la tête d’un petit groupe nommé Goush Shalom (« Le Bloc de la Paix ») qui possède un site internet où il publie régulièrement. Les textes d’Avnery, généralement bien écrits et percutants, mettent en cause les politiques des gouvernements israéliens successifs avec une telle virulence que divers sites anti-israéliens les reproduisent régulièrement. La règle s’est appliquée à l’article d’Uri Avnery daté du 24 novembre 2007, intitulé « Des omelettes avec des œufs ».
Le titre de cet article se réfère à l’adage selon lequel on peut faire une omelette avec des œufs mais pas des œufs avec une omelette. Les œufs, en l’occurrence, c’est le rêve – qui fut celui du jeune Uri Avnery – d’un État judéo-arabe en Palestine ; l’omelette, c’est la réalité où coexistent deux identités nationales, l’une juive et l’autre arabe. En fait, Uri Avnery poursuit ici le débat qui l’oppose à la frange de l’extrême gauche israélienne qui veut remplacer l’État juif par un État judéo-arabe.
Évoquant le plan de partage de la Palestine mandataire, adopté le 29 novembre 1947 par l’Assemblée générale des Nations unies, Uri Avnery écrit :
« Deux mois avant la résolution des Nations unies sur le partage, en septembre 1947, j’avais publié une brochure intitulée "Guerre ou paix dans la région sémitique", dans laquelle je proposais un plan totalement différent : que le mouvement national hébreu et le mouvement national palestinien se rassemblent en un seul mouvement et établissent un État commun sur l’ensemble de la Palestine ».
Enfant juif réfugié de l’Allemagne nazie, puis membre du mouvement nationaliste de l’Irgoun dans son adolescence, le jeune homme qu’était Uri Avnery en 1947 rêvait
« d’une nouvelle nation commune, avec une composante hébraïque et une composante arabe ».
Décrivant aujourd’hui l’évolution de ses pensées à l’épreuve des réalités proche-orientales, Uri Avnery souligne que la thèse, qui « resurgit ici et là », selon laquelle Israéliens et Palestiniens devraient coexister dans un seul État, est une tentative
« de faire tourner la roue en arrière pour faire vivre une idée irrévocablement obsolète ».
Rétrospectivement, écrit-il,
« il est clair pour moi que l’idée d’un "État commun" était déjà irréaliste quand nous la portions ».
Et il conclut :
« La résolution des Nations unies du 29 novembre 1947 a été une des plus intelligentes dans les annales de l’organisation. En tant qu’un de ceux qui s’y sont fermement opposés, je reconnais sa sagesse. »
Cet article, paru d’abord sur le site Internet de Goush Shalom, a été reproduit par les sites Internet militants qui reprennent habituellement les textes d’ Uri Avnery. L’un de ceux-ci est le site de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS), où j’en ai trouvé la traduction française.
Dans ce même article, un paragraphe décrit les événements qui suivirent immédiatement la résolution de novembre 1947. On y lit, sous la signature d’Uri Avnery :
« C’était une guerre ethnique. Les premiers mois, aucun Arabe n’était laissé derrière nos lignes, aucun Juif n’était laissé derrière les lignes arabes. Les deux côtés commettaient beaucoup d’atrocités. Au début de la guerre, nous avons vu les portraits de nos camarades affichés sur des poteaux à travers les rues de la Vieille Ville de Jérusalem. Nous avons vu le massacre commis par l’Irgoun et le groupe Stern à Deir Yassine. Nous savions que si nous étions capturés, nous serions massacrés, et les combattants arabes savaient qu’ils pourraient connaître le même sort. »
Quoi que l’on pense de la symétrie avec laquelle Uri Avnery traite les deux parties aux affrontements de 1947-48, nous sommes là très loin des descriptions unilatérales que le site de l’AFPS donne par ailleurs de ces événements (agresseurs juifs, victimes arabes). Cependant, au beau milieu du paragraphe cité ci-dessus, figure une phrase étrange :
« Au début de la guerre, nous avons vu les portraits de nos camarades affichés sur des poteaux à travers les rues de la Vieille Ville de Jérusalem. »
Pourquoi donc les « portraits » des camarades du jeune Uri Avnery (c’est-à-dire, à cette époque, les membres de la Haganah, une organisation d’autodéfense appartenant à la majorité socialiste du Yishouv) furent-ils « affichés » à Jérusalem, au début de la guerre israélo-arabe ? Était-ce pour les glorifier, les offrir à l’admiration de la population juive de Jérusalem ? Mais, s’il en est ainsi, en quoi le rappel de cet « affichage » fait-il pendant, sous la plume d’Uri Avnery, au massacre de Deir Yassine ?
Pour trouver une réponse à ces questions, il faut se reporter au site de Goush Shalom. L’article y figure en deux versions : le texte écrit en hébreu par Uri Avnery, et une traduction anglaise. Les deux versions concordent. « Au début de la guerre, écrit Uri Avnery, nous avons vu, sur des photos, les têtes coupées de nos camarades, portées au bout de piques dans la Vieille Ville de Jérusalem. »
Voici donc ce que signifiait cette phrase bizarrement traduite, et pourquoi Uri Avnery l’avait placée à cet endroit du paragraphe : les défenseurs juifs de Jérusalem, tombés aux mains des Arabes, avaient été décapités, et leurs têtes avaient été paradées dans les rues de la ville. Cela est écrit, noir sur blanc, dans l’original hébreu, ainsi que dans la version anglaise qui a apparemment servi de base à la traduction française. Mais, à l’usage du lecteur français, la vision morbide de cadavres profanés est devenue une exposition de photographies…
Je ne crois pas que l’auteur – anonyme – de la traduction publiée par l’AFPS ait intentionnellement falsifié le texte de l’article. Je crois plutôt que la passion militante l’a empêché de voir ce qu’il avait sous les yeux, c’est-à-dire le rappel d’atrocités commises par les Arabes au cours des combats qui eurent lieu en Palestine avant la création de l’État d’Israël.
Il y a là une certaine logique. Le même aveuglement ne prévaut-il pas, dans la même mouvance, au sujet des affrontements actuels entre Israéliens et Palestiniens ? Pour ne retenir qu’un seul exemple, le site de l’AFPS n’emploie-t-il pas le terme d’« opération-martyre » pour désigner un attentat-suicide dans un restaurant de falafels du centre de Tel-Aviv (qui causa neuf morts et des dizaines de blessés, mais cela n’est pas mentionné sur le site pro-palestinien), commis le 17 avril 2006, par un membre du Jihad islamique ?
Cela n’est pas innocent. Nier les atrocités commises dans le cadre de la « lutte contre le sionisme », depuis les attaques arabes sous le Mandat britannique et jusqu’aux attentats-suicide de la période récente, c’est se donner bonne conscience à peu de frais et entériner d’un cœur léger la diabolisation des « sionistes ». Le traducteur ne pouvait pas voir les têtes des jeunes Juifs portées en triomphe par les Arabes de Jérusalem, pas plus qu’il n’a vu les victimes du pogrom commis à Hébron en 1929, et pas plus qu’il ne veut voir les victimes juives du terrorisme contemporain (dans un article récapitulatif sur le bilan de l’Intifada intitulé « Les chiffres de l’hécatombe », le site de l’AFPS ne mentionne que les victimes palestiniennes).
Uri Avnery sait évidemment, comme tous les Israéliens à qui il s’adresse, qu’il y eut, au cours de ce conflit, des atrocités palestiniennes en grand nombre. Il ne juge pas bon de le rappeler à tout bout de champ, car en tant que citoyen israélien, il réserve ses critiques aux dirigeants de son pays. Le souci d’équilibre rétrospectif, dans son paragraphe sur les événements de Palestine après le 29 novembre 1947, est plutôt l’exception que la règle. L’important, à ses yeux, est de dénoncer les actions des Israéliens à l’encontre des Palestiniens, et non pas l’inverse ; c’est ce qui lui vaut sa popularité dans les milieux pro-Palestiniens, et la reprise de ses articles sur le site de l’AFPS.
Sans doute Uri Avnery ignore-t-il l’état d’esprit dans lequel ses textes sont accueillis à l’étranger. Emporté par sa fougue de polémiste, il dédaigne le plus souvent de procéder à des rappels qu’il juge inutiles ou peu pertinents, face aux problèmes en cours. Si on l’interpellait à ce sujet, il répondrait probablement que les faits sont connus, et que l’essentiel est de mener le combat pour la paix.
Or, les faits ne sont pas connus. La vulgate antisioniste, selon laquelle les Palestiniens de 1948 auraient été victimes d’un « nettoyage ethnique » perpétré par des hordes sionistes déferlant sur des populations pacifiques, gagne du terrain dans une opinion où la méconnaissance de l’histoire est souvent abyssale. Et cette présentation tronquée des choses contribue à entretenir, en France comme en d’autres pays occidentaux, une passion visant indistinctement les Israéliens, les sionistes et les Juifs.
Il est vrai que, plus encore qu’Uri Avnery, la plupart des militants de l’extrême gauche israélienne ne savent presque rien – j’en ai fait l’expérience, dans des conversations privées – des milieux où leurs discours sont diffusés à l’étranger. Ils disent ce qu’ils croient être juste et vrai, en cet instant précis et dans le contexte proche-oriental où ils vivent. Parlez-leur de l’histoire du conflit, ils vous répondront : « Nous savons tout cela, l’important est ce qu’il faut faire aujourd’hui ». Parlez-leur de l’opinion publique hors d’Israël, ils vous répondront : « Notre problème à nous, c’est de faire progresser la cause de la paix entre Israéliens et Palestiniens ». Ils sont évidemment sincères.
D’autres en revanche – ainsi, tel militant antisioniste israélien d’origine française – ont toutes les raisons d’être informés sur le climat régnant en Europe. Ceux-là ont moins d’excuses, et l’appât d’une popularité acquise à bon compte, ou une idéologie qui néglige les souffrances individuelles lorsqu’elles ne sont pas politiquement instrumentalisables, sont plutôt, dans leur cas, des circonstances aggravantes. On peut en dire autant des gens qui, ici même, diffusent sciemment une information biaisée ou adultérée, au nom d’un combat pour lequel ils se trouveront, à l’image des staliniens de naguère, toutes les justifications du monde.
Voilà pourquoi le discours public français sur le conflit israélo-palestinien est pollué par des pousse-au-crime qui n’ont même pas l’excuse de vivre dans leur chair les effets de ce conflit. Voilà pourquoi certains ont répandu la croyance – stupide ou monstrueuse, selon le cas – que les victimes seraient toutes d’un côté et les coupables, tous de l’autre. Voilà pourquoi l’ignorance des réalités, tant historiques qu’actuelles, reste la règle sur un sujet dont on ne cesse pourtant de parler. Voilà pourquoi le traducteur anonyme d’Uri Avnery n’a pas pu lire qu’en 1947 on paradait sur des piques les têtes des jeunes défenseurs juifs de Jérusalem.
Meïr Waintrater
© L’Arche
Mis en ligne le 6 décembre 2007, par M. Macina, sur le site upjf.org