21.4.06

LE DECLIN EUROPEEN

“Le déclin européen, en perspective longue”

Posté le Vendredi 21 avril 2006

“Un habitant de l’empire romain disposait de 540 dollars de revenu annuel, en moyenne. Par comparaison, le revenu d’un Français en 1688 était de 900 dollars et en 2003 de 22 000 dollars. Nous sommes donc, aujourd’hui, quarante fois plus riches qu’il y a deux millénaires. Vous saviez ça ?

C’est Angus Maddison qui l’a calculé. Economiste britannique, 80 ans, vivant près de Compiègne, il nous a reçu avec du bon thé. Il est « la » référence mondiale des statistiques économiques historiques. Son travail, sa passion, est de mesurer, de recompter, de comparer, d’évaluer le PIB et le PIB par tête depuis la nuit des temps, pour offrir aux économistes des séries fiables sur des perspectives très longues. Angus Maddison a longtemps travaillé à l’OCDE sur la période d’après guerre jusqu’en 1979. Puis il a poussé ses recherches plus loin en arrière, au début de la révolution industrielle en 1820, puis jusqu’au Christ. Son prochain ouvrage s’intitule : Une interprétation quantitative de l’économie mondiale de l’an 1 à 2030.

On y prend mille leçons. Par exemple, sur la construction des empires. Comment les Romains ont-ils vaincu les barbares alors que leur niveau technologique était pas tellement différent (le fer, le cheval) et « leur alimentation sans doute d’inférieure qualité », si on se réfère à la taille des os ? Réponse : l’organisation. Le pouvoir à Rome était détenu par « une oligarchie compétitive » très peu coûteuse en bureaucratie et très efficace. L’armée était nombreuse et de qualité. Rome avait une politique pragmatique avec ses ennemis, mêlant brutalité et coexistence pacifique.

On apprend surtout que la romanisation n’a pas amélioré le sort des populations à l’est (en Grèce ou en Egypte, déjà développées), mais qu’elle a été très utile à l’ouest, en Espagne, en Gaule et au Maghreb. L’apport d’esclaves a permis d’« investir » à bon compte dans des villes, des routes, une monnaie, une littérature. Quant à l’Italie, ses conquêtes lui ont facilité l’importation des denrées agricoles usuelles, et autorisé l’élévation en gamme vers la vigne et l’olive. La comparaison est fructueuse avec l’Empire napoléonien, qui, lui aussi, construit routes, ponts…, et apporte des lois. Ou avec la Chine, où la bureaucratie élitaire impose les innovations agricoles.

La plongée dans l’histoire apporte-t-elle, in fine, des éclaircissements sur les causes de l’émergence des empires, sur les décadences et les déclins ? « Cela dépend », nous explique Angus Maddison. L’essentiel du développement mondial s’opère « par rattrapage ». « Ajouter du marché ouvert et une politique économique de stabilité, et la technologie arrive qui fait décoller. Il faut en plus de l’éducation et de l’investisse ment. C’est le Japon qui demeure le meilleur exemple. Chine et Inde ont copié ce processus. »

Justement, le rattrapage de l’Asie amène-t-il le déclin de l’Europe ? « Pas de catastrophisme. » On ne peut parler de « déclin » que si le PIB par tête diminue comme en Russie après la chute de l’URSS. Mais c’est loin d’être le cas en Europe de l’Ouest, rassure le professeur. Il est normal que la Chine et l’Inde, plus peuplées et en retard, aillent plus vite et reprennent leur place. Pour l’Europe, « je ne suis pas pessimiste », ajoute-il, en insistant sur deux points : la politique monétaire européenne, qu’il trouve déflationniste - « c’est celle que combattait Keynes dans les années 1930 » -, et le besoin de réformes pour « faire travailler plus », même si « c’est difficile à faire passer ».

Le pire serait le nationalisme : la Chine a été éclipsée du monde économique pendant plusieurs siècles « parce qu’elle avait fermé ses frontières ».

Le professeur Maddison ajoute une autre remarque précieuse au regard de la situation française. Ses calculs permettent de réhabiliter le « capitalisme marchand » entre 1500 et 1820, pour montrer que la croissance y fut meilleure qu’on ne l’avait dit, sous l’influence du pessimisme malthusien. « Les progrès de la science, de la technologie maritime, de l’organisation des affaires et des institutions n’eurent pas d’équivalent dans le monde. » Il s’élève contre l’école de pensée qui attribue la croissance moderne à « une révolution industrielle née à Manche ster ». « Le progrès de 1500 à 1820 a été sous estimé, poursuit le professeur. Cette école veut faire croire qu’avant, les hommes vivaient encore dans des cavernes. En fait, les racines de la croissance remontent à la période du capitalisme marchand. »

Nous retenons ceci de notre voyage chez les Romains avec détour par Compiègne : 1. - la désindustrialisation n’est pas la fin de l’histoire ; 2. - il faut repousser, à toute force, ce retour dans l’idéologie actuelle des idées mercantilistes anticommerce qui veulent qu’au fond les ressources soient limitées et qu’un pays ne puisse s’enrichir qu’aux dépens d’un autre. Bref, que si Chine et Inde se développent, nous y perdrons forcément. L’avenir est noir, négatif, moins de richesse, moins de social, moins de tout. Nos enfants vivront plus mal que nous, etc. Tout cela est faux !

L’avenir sera meilleur pour peu que nous nous éduquions et travaillions. Pour le reste, Polybe (200-118 av-J.-C.), général grec, ami des Romains, a expliqué comment les phalanges grecques - irrésistibles « de face à face » - avaient été défaites par les armées de Rome : la flexibilité.”

Eric Le Boucher, Le Monde, 16-17 avril