27.4.06

L'ECOLE DE PARIS

Yad Vashem : les peintres de Montparnasse déportés

Suzanne Millet



Ainsi s’intitule une exposition de peinture à Yad Vashem. Exposition qui vient tout droit de Paris. Les artistes ont été exterminés dans la Shoah parce que juifs et il reste quelques peintures, la majorité ayant été brûlée, saccagée, pillée. Voici comment l’exposition est présentée sur un panneau à l’entrée : « Ils venaient d’Ukraine, d’Allemagne, de Hongrie, de Grèce, de Lituanie, de Tchécoslovaquie, de Lettonie, de Pologne, de France, de Roumanie, de Russie. C’était des artistes juifs, tous ont vécu la persécution et le racisme dans leur pays. Ils sont venus au début du XXe siècle dans le pays de l’égalité et la capitale des arts internationaux. Ils se sont installés à Montparnasse, formant une communauté cosmopolite de langues différentes. Ils aspiraient à rencontrer les maîtres comme Picasso (espagnol), Chagall (russe) Brancusi (roumain) Modigliani (italien) Foujita (japonais) et Diego Rivna (mexicain). Plus qu’un style ou un mouvement, l’école de Paris est un mélange d’artistes d’origine différentes, concentrés dans un même lieu, dans un même temps, avec un même désir de créer un art français. Les œuvres donnent une impression de joie de vivre, d’universalisme tout en couleur. Ils avaient foi en la France, ils étaient naïfs, oubliant le danger qui approche.

Avec l’occupation nazie, en juin 1940, les artistes d’origine juive, origine acceptée ou refusée par eux, subirent la ségrégation. Ils furent forcés de quitter Montmartre, leurs œuvres furent pillées ou brûlées. Ils ont été trois fois assassinés :
meurtre physique,
leur héritage artistique réduit au silence,
leur art a survécu mais leur création a été tuée ».

Quand vous entrez dans cette salle d’exposition, vous savez que vous êtes à Jérusalem. Le soleil brille, vous avez pris un bus avec les Israéliens, vous allez à Yad Vashem, vous êtes en mars2006. Quand vous en sortez, vous êtes complètement déboussolés. Vous avez flâné sur les quais de Seine, vous avez imaginé la vie à Montparnasse au début du XXe siècle. Si vous avez lu « Les enfants de papier » de Didier Elpelbaum, vous devinez l’intense activité des artistes étrangers vivant à « la ruche ». Vous avez vu des peintures de la banlieue parisienne tellement tranquille, d’un hôtel nommé « Sans soucis ».Puis tout à coup, c’est la lutte pour survivre, se cacher, pour certains c’est l’entrée dans la résistance, le refus de s’envoler pour les Etats-Unis, puis l’arrestation, les camps.

Les auteurs des tableaux exposés sont présentés ; en voici quelques exemples :

David Goychman,
Ukraine 1900,
Auschwitz 1942.
Voyage au Moyen Orient. Il reste trois ans en Israël, refuse de quitter la France, est arrêté, transféré au camp de Drancy où avec d’autres, il organise une exposition de peintures ou dessins.

Sont exposés de lui :
Deux portraits de ses amis et un auto portrait. Les trois ayant le même fond : un mirador, un champ moissonné et à l’horizon, une église. Il s’intitule : « Stalag 122 ». Sur l’un des tableaux l’auteur a écrit : « Témoignage de ces minutes où se sont révélés nos sentiments ».

Jacob Mereznik,
Deux huiles sur bois :
La synagogue 1930
Le shtetl 1940.
Il voyage en Pologne avec un ami photographe, pour peindre et photographier les synagogues de son pays natal. Il voulait en peindre et photographier une quarantaine ; il n’en rapportera que dix. Toutes ces synagogues seront brûlées pendant la guerre.

Rarel Marcus,
Chjeity, Pologne 1892,
Auschwitz 1942.


Une huile sur toile :
« Les deux musiciens » 1935,
Un violoniste et un jeune flûtiste jouent dans une rue vide du village (shtetl) sombre. Les maisons fermées semblent les encercler ou même tomber sur eux ; une femme, un homme les regardent de loin, les écoutent.

Dans la salle vous avez la surprise de voir exposés des dessins de Jean Moulin, artiste lui aussi, non juif mais associé... comme chef de résistance et ayant une compagne juive.

Enfin on peut lire un poème de Marc Chagall écrit en 1950 en Yiddish pour l’ouvrage de Hersh Fenster « Aux artistes martyrs » 1951. (Traduction de Cl. Dolzinsky).

Aux artistes martyrs

« Les ai-je tous connus ? Suis-je venu
Dans leur atelier ? Ai-je vu leur art
De près ou de loin ?
Et maintenant je sors de moi, de mes années,
Je vais vers leur tombe inconnue,
Ils m’appellent, ils m’entraînent au fond
De leur trou - moi l’innocent - moi le coupable.
Ils demandent « Où étais tu ? » Je me suis enfui,
On les conduisait, eux, vers le bain de leur mort
Et c’est là qu’ils goûtaient à leur propre sueur
C’est alors qu’ils ont entrevu la lumière
De leurs toiles non peintes.
Ils ont compté les années non vécues
Qu’ils veillaient et qu’ils attendaient.
[...] Les mains de leur mère, ses yeux
Les escortaient jusqu’au train vers la lointaine gloire.
Je les vois maintenant, ils se traînent en haillons,
Pieds nus sur les chemins muets,
Les frères d’Israël, de Pissarro et de
Modigliani, nos frères que conduisent
Avec des cordes les enfants de Dürer, de Cranach
Et d’Holbein vers la mort et les crématoires.
Comment puis-je, comment dois-je verser des larmes.
Je vois le feu, la fumée et le gaz
Qui montent vers le bleu nuage et qui
Le rendent noir.
Je vois les dents, les cheveux arrachés,
Ils projettent sur moi, déchaînée,
Ma couleur.
Je suis dans le désert, face à des monceaux de souliers,
De vêtements, ordure et cendre je murmure
Mon Kaddish.
Et tandis que je reste ainsi, de mes tableaux
Descend vers moi le David peint. Il vient avec
Sa harpe à la main,
M’aider à pleurer, à jouer des versets de psaumes.
Et après lui descend notre Moïse.
Il dit : « N’ayez peur de personne ».
Il vous prescrit de reposer en paix
Jusqu’à ce qu’une fois encore, il ait gravé
De nouvelles Tables pour un nouveau monde.
L’ultime étincelle s’éteint,
Le dernier corps s’évanouit.
Tout se fait comme avant un nouveau déluge,
Je me lève et vous dis adieu,
Et je prends le chemin qui mène au nouveau
Temple
Et là j’allume une bougie pour votre image. »

Dans la salle d’exposition sur un mur, une centaine de photos de ces peintres, et sur un autre mur les noms de ces 105 peintres, groupés selon le lieu d’origine. Cette exposition est vraiment une bougie allumée en hommage à chacun de ces peintres martyrs.

Texte repris du site les echos d'Israel