« Le bon sens », estimait Descartes, « est la chose au monde la mieux partagée ». La formulation valait peut-être au siècle des Lumières, mais le bon sens, lui, est devenu obsolète, remplacé par l’idéologie. On est passé du maître à penser au centimètre à ânonner et la résonance fait office de raisonnement.
L’idéologie est à ce point omniprésente qu’on la trouve dissimulée dans les recoins les plus inattendus. Ainsi du dictionnaire bilingue interactif Hachette Oxford français-anglais de 2002, où le mot pogrom connaît une étrange distorsion à travers un exemple : « a pogrom against Armenians/Palestinians », « un pogrom anti-arménien/anti-palestinien ».
A force d’appeler ma brosse à dents Médor, j’espère qu’elle finira par aboyer…
Il se trouve que POGROM, mot russe signifiant « attaque », possède un sens précis en français et en anglais, celui du massacre de juifs et du pillage de leurs biens, survenant à l’origine dans la Russie tsariste. Si le mot a connu des extensions, elles sont exclusivement géographiques : des pogroms, c’est-à-dire des massacres de juifs et des pillages de leurs biens, ont eu lieu en Irak, en Egypte, en Algérie…
L’Encyclopeadia Universalis précise que le mot est « entré dans le langage international pour caractériser un massacre de Juifs en Russie. Perpétrés entre 1881 et 1921, les pogromes furent si nombreux qu'une typologie a pu être établie à leur propos. Ils survenaient lors d'une crise politique ou économique et s'effectuaient grâce à la neutralité (parfois aussi grâce à l'appui discret) des autorités civiles et militaires ».
Ce qui est intéressant, dans l’exemple hachetto-oxfordien, c’est l’absence de la victime exclusive que ce mot désigne.
C’est probablement la raison pour laquelle ces « pogroms anti-arménien/anti-palestinien » n’ont ni lieu ni date. Or un pogrom… digne de ce nom (!) possède justement un nom et un prénom constitués de ces deux précisions.
Ainsi, les pogroms d’Odessa ont-ils pour prénoms 1821, 1859 et 1871. Celui de Kielce se prénomme 4 juillet 1946 et offre une particularité : ses 37 juifs massacrés et ses 80 juifs blessés faisaient partie des 200 survivants de l'Holocauste qui étaient revenus chez eux après la seconde guerre mondiale.
Billevesées et autres coquecigrues
Le « pogrom anti-palestinien » est-il au pogrom ce que la République islamique est à une vraie république, quelque chose qui n’en possède aucune des caractéristiques fondamentales au point d’en est être pratiquement l’opposé ?
C’est vraisemblable : dès qu’un Palestinien est tué, s’il est possible d’attribuer sa mort à Israël, il fait immédiatement les gros titres de la presse. S’il relève des « affrontements entre milices palestiniennes », il est discrètement relégué au coin d’une phrase anodine. Aussi, imaginer qu’un massacre suivi d’un pillage ait pu se produire sans qu’aucun journaliste ne s’en soit fait l’écho est proprement surréaliste.
Alors pourquoi cet exemple ?
Primo n’a pas la prétention d’habiter l’esprit tortueux des rédacteurs franco-britanniques, mais il peut hasarder une hypothèse vraisemblable. Elle a pour nom symétrologie. C’est la tournure d’esprit qui consiste à penser que toutes les opinions se valent et que « morale » est un gros mot.
Aussi, lorsqu’on parle de la Shoah convient-il d’ajouter que les Juifs ont pareillement mené la vie dure au pauvre Hitler, et si l’on évoque les pogroms, trouve-t-on indispensable de citer une exaction dont les Palestiniens auraient symétriquement fait les frais.
Et s’il n’y en a pas ? On l’invente. D’où le « pogrom anti-palestinien » : une image, fille incestueuse de l’oxymore et de l’antinomie. Comme « sourd des yeux » pour désigner un aveugle ou « obèse en argent » pour parler d’un millionnaire. L’aveugle peut jouir d’une excellente ouïe et le fortuné s’avérer anorexique et filiforme, il n’en demeure pas moins que la pédagogie de la répétition peut finir par associer dans l’esprit du public l’embonpoint à la richesse et le Sonotone à la cécité. Voire le pogrom aux Palestiniens…
Y en a que pour les Juifs !
L’histoire du « peuple palestinien » s’organise autour des symboles juifs et de leur histoire. Ainsi l’indépendance d’Israël possède-t-elle son corollaire : la Naqba, littéralement « catastrophe », le Mont du Temple, haut lieu du judaïsme est-il renommé « Esplanade-des-Mosquées-troisième-lieu-saint-de-l’Islam » et voici maintenant le pogrom qui change lui aussi de nationalité, d’époque et de protagonistes.
Cela rappelle cette vieille histoire qu’on racontait en Russie soviétique : une foule fait la queue devant un magasin. Dès le matin, le camarade commerçant annonce qu’il n’y en aura pas pour tout le monde aussi les Juifs doivent-ils s’en aller. A sa deuxième intervention, deux heures plus tard, il se débarrasse de tous ceux qui ne peuvent présenter leur carte du parti. Enfin, après encore deux ou trois heures, il revient annoncer que l’arrivage prévu est annulé.
« Ces Juifs, toujours privilégiés ! » s’exclame alors un des derniers clients déçus.
Liliane Messika
in Primo EUROPE
Auteur : Liliane Messika