12.5.08

NAISSANCE D'ISRAEL : LA BATAILLE DE WASHINGTON

par Richard Holbrooke
Washington Post



Richard Holbrooke est un diplomate américain: il a été ambassadeur des Etats-Unis à l'ONU et il a contribué au réglement de Dayton de 1995 qui a stabilisé la situation dans les Balkans en consacrant la disparition de l'ancienne Yougoslavie.


Titre original : Washington's Battle Over Israel's Birth

Traduction : Objectif-info


Rédaction d'Objectif-info :
Richard Holbrooke rappelle un moment capital de l'histoire de la naissance d'Israël. La reconnaissance instantanée par Harry Truman du nouvel État a contribué à lui donner une première légitimité et a sans doute été un encouragement pour la guerre d'Indépendance qui allait suivre. Il faut cependant garder en mémoire l'opposition quasi unanime des sphères politiques américaines à l'État juif émergent (de même d'ailleurs que celle de la plupart des Juifs américains influents de l'époque) : certains étaient simplement antisémites, d'autres faisaient un calcul fondé sur les intérêts pétroliers, d'autres enfin ne croyaient pas à la viabilité du nouvel état dans un environnement hostile. C'est sans doute cette opposition qui a fait qu'ensuite, les États-Unis n'ont pas autrement assisté Israël en guerre avec 7 pays arabes. Cette attitude est loin de s'être magiquement dissipée. Il y a aujourd'hui dans l'intelligentsia et le monde politique américains des courants puissants qui désirent vivement se débarrasser de l'alliance israélienne, ce qui n'est pas vrai du peuple américain qui fait preuve de sentiments très majoritairement amicaux et respectueux. On a eu un échantillon de l'hostilité de ces milieux intellectuels et politiques américains avec l'infâme ouvrage "Le lobby pro-israélien et la politique étrangère des États-Unis" de John Mearsheimer et Stephen Walt, avec les campagnes internationales de diffamation de Jimmy Carter, mais aussi avec le fameux rapport Baker-Hamilton de 2006 ou la synthèse du NIE (National Intelligence Estimate) de 2007 qui prétendait que l'Iran avait abandonné son programme nucléaire militaire depuis 2003 ! Les observateurs de la politique de l'administration Bush vis-à-vis d'Israël et demain les historiens, établiront que le président actuel aura été bien plus un étrange ami qu'un ami dévoué. L'alliance américaine, hésitante dès la naissance de l'État hébreu, demeurera sûrement à l'avenir un sujet de vigilance et parfois de dépit, quel que soit le prochain titulaire de la charge présidentielle.



Lors des célébrations du soixantième anniversaire d'Israël, la semaine prochaine, on ne devrait pas oublier la lutte épique à Washington sur la réponse à apporter à la Déclaration d'indépendance d'Israël du 14 mai 1948. Cela a conduit le président Harry Truman au plus sérieux désaccord qu'il n'ait jamais eu avec son très estimé Secrétaire d'État, George C. Marshall, et avec la majeure partie des autorités chargées de la politique étrangère. Il y a vingt ans, quand j'ai aidé Clark Clifford à écrire ses mémoires, j'ai passé en revue les documents de l'époque et interviewé tous les acteurs encore vivants de ce drame. Les antagonismes qui séparaient alors les camps en présence sont toujours là.

Les Anglais avaient décidé de quitter la Palestine à minuit, le 14 mai. À ce moment là, l'Agence juive dirigée par David Ben Gourion devait proclamer le nouvel État juif, encore dépourvu d'un nom. Les États arabes voisins avaient averti que le combat, qui avait déjà commencé, se transformerait en guerre totale dès cet instant.

L'Agence juive proposait de diviser la Palestine en deux parties, l'une juive, l'autre arabe. Mais le Département d'État et celui de la Défense soutenaient le plan britannique consistant à mettre la Palestine sous l'autorité de l'ONU. En mars, Truman avait promis en privé à Haïm Weizmann, le futur président d'Israël, qu'il soutiendrait la partition. Il apprit le jour suivant seulement que l'ambassadeur américain aux Nations Unies avait voté pour la tutelle de l'ONU. Furieux, Truman écrivit un commentaire sur son agenda personnel : "le Département d'État me coupe l'herbe sous les pieds aujourd'hui. Mes premières informations sur ce sujet sont celles que j'ai lues dans les journaux ! N'est-ce pas terrible ? Me voila maintenant en position de menteur et de traître. Je ne me suis jamais senti tomber aussi bas de ma vie…"

Truman donna des blâmes aux responsables du Département d'État des "troisième et quatrième niveaux", en particulier au directeur des affaires de l'ONU, Dean Rusk, et au conseiller pour l'organisation, Charles Bohlen. Mais l'opposition venait en réalité d'un groupe bien plus redoutable : les "Sages" qui avaient élaboré en même temps la grande politique étrangère de Truman de la fin des années 40, parmi lesquels Marshall, James V. Forrestal, George F. Kennan, Robert Lovett, John J. McCloy, Paul Nitze et Dean Acheson. Mettre en cause le Département d'État signifiait pour Truman affronter Marshall, qu'il considérait comme "le plus grand Américain vivant," une tâche angoissante pour un président très impopulaire.

Il y avait derrière ces positions un antisémitisme indiscutable de la part de certains (mais pas de tous) de ces hommes politiques. La position de ceux qui étaient contre la reconnaissance [du nouvel État] était simple, le pétrole, le nombre et l'Histoire. "Il y a trente millions d'Arabes d'un côté et environ 600.000 juifs de l'autre," disait Forrestal, le Secrétaire à la Défense, à Clifford. "Pourquoi esquivez-vous les réalités?"

Le 12 mai, Truman présida une réunion dans le Bureau Ovale pour arrêter une position. Marshall et son conseiller universellement respecté, Robert Lovett, plaidèrent pour le report de la reconnaissance, "report" signifiant en vérité "refus." Truman demanda à son jeune assistant, Clark Clifford, de présenter une argumentation justifiant une reconnaissance immédiate. Quand Clifford eut fini, Marshall, d'une façon qui ne lui ressemblait pas, explosa de fureur. "Je ne sais même pas pourquoi Clifford est ici. C'est un conseiller pour les affaires intérieures, et nous traitons d'une question de politique étrangère. La seule raison de la présence de Clifford, c'est qu'il se livre à des pressions pour des motifs politiques."

Marshall proféra alors ce que Clifford appellera plus tard "la menace la plus incroyable que j'ai jamais entendu quelqu'un adresser directement à un président." Dans une note insolite que Marshall rédigea pour les archives historiques après la réunion, le grand général transcrivit ses propres paroles : "J'ai dit sans prendre de gants que si le président devait suivre les conseils de M. Clifford et si je devais voter dans des élections, je voterai contre le président."

Après cet épisode renversant, la séance fut levée dans la confusion. Dans les deux jours qui suivirent, Clifford chercha le moyen d'amener Marshall à accepter la reconnaissance. Lovett, bien que toujours opposé à la reconnaissance, demanda finalement à un Marsahall toujours peu enthousiaste de rester silencieux si Truman prenait la décision de reconnaissance. Seulement quelques heures après minuit à Tel Aviv, Clifford dit à l'Agence juive de demander la reconnaissance immédiate du nouvel État à qui il manquait toujours un nom. Truman annonça la reconnaissance à 18H11 le 14 mai, quelques minutes après la Déclaration d'Indépendance de Ben Gourion à Tel Aviv. L'annonce officielle fut si rapide que sur le document, les mots dactylographiés "État juif" sont biffés, et remplacés par "État d'Israël" écrit à la main par Clifford. C'est ainsi que les États-unis sont devenus la première nation à reconnaître Israël, comme Truman et Clifford le voulaient. La confrontation du Bureau Ovale fut tenue secrète pendant des années, et une crise de politique intérieure et de politique étrangère fut évitée de peu.

Clifford insista auprès de moi et d'autres personnes, au cours de discussions innombrables au cours des 40 années suivantes, sur le fait que la politique n'était pas à la racine de sa position, mais qu'il s'agissait d'une conviction d'ordre moral. Notant des divisions aigues au sein de la communauté juive américaine, un courant antisioniste substantiel existait parmi les dirigeants juifs, auquel appartenaient les éditeurs du Washington Post et du New York Times, Clifford avait exposé à Truman dans son fameux avant-projet de 1947 pour la campagne présidentielle "qu'un engagement libéral formel en économie et en politique" était la clef du soutien des Juifs.

Mais à ce jour, nombreux sont ceux qui pensent que Marshall et Lovett avaient raison sur les motifs [de la reconnaissance] et que la politique intérieure était la véritable raison de la décision de Truman. Israël, affirment-ils, n'a été qu'une source de tracas pour les États-unis.

Je pense que cette vision omet un point. Israël allait accéder à l'existence que Washington l'ait reconnu ou pas. Mais sans appui américain dès le début, la survie d'Israël aurait été encore plus problématique. Même si les Juifs européens ne venaient pas de sortir des horreurs de la deuxième guerre mondiale, c'aurait été un acte d'abandon impensable des États-unis. La décision de Truman, bien qu'elle ait rencontré une opposition presque unanime des responsables de la politique étrangère, était la bonne, en dépit de ses implications complexes dont les effets persistent à ce jour ; c'est une décision que tous les Américains doivent connaître et admirer.

Richard Holbrooke fournit une contribution mensuelle au Washington Post. Il est le co-auteur avec Clark Clifford de "Conseiller du Président : Mémoires."
© 2007, 2008 Objectif-info.fr.