Pacte de corruption
Une enquête sans concession dissèque un scandale sans précédent : l’affaire “Pétrole contre nourriture”.
C’est un jeu de massacre à l’Onu. Avec de nouvelles mises en examen françaises.
rente-quatre millions de dollars : c’est le budget dont a été dotée la commission d’enquête indépendante dirigée par Paul Volcker, chargée par l’Onu d’enquêter sur le scandale le plus retentissant de son histoire, l’affaire “Pétrole contre nourriture” (PCN). Le budget a de quoi “faire rêver tous les policiers du monde” mais ces 34 millions sont insignifiants par rapport aux sommes détournées et aux enjeux politiques.
Selon Laurent Chabrun, journaliste à l’Express, et Franck Hériot, de Valeurs Actuelles, qui publient les Corrompus de Saddam Hussein, les bénéfices frauduleux réalisés pendant sept ans sous couvert d’aide humanitaire au peuple irakien se chiffrent en dizaines de milliards de dollars, peut-être même en centaines de milliards. « Aucun pays ne semble épargné par le scandale », précisent les auteurs. Le “casting planétaire” tourne au jeu de massacre : « Tout ce que la planète compte d’hommes politiques, d’hommes d’affaires, de négociants, de hauts fonctionnaires ou de diplomates plus ou moins véreux se seraient donné rendez-vous à Bagdad, dans les locaux du ministère du Pétrole ou dans les salons des grands hôtels de la capitale… »
La France est impliquée, au plus haut niveau. Charles Pasqua, sénateur et ancien ministre d’État, vient d’être mis en examen pour cette affaire. Deux ambassadeurs de France, Serge Boidevaix, ancien secrétaire général du Quai d’Orsay, et Jean-Bernard Mérimée, ambassadeur de France au Conseil de sécurité entre 1991 et 1995, le sont depuis l’été dernier.
Plusieurs autres personnalités, hommes politiques ou simples intermédiaires, sont mises en examen ou citées, comme Patrick Maugein, polytechnicien corrézien – mêlé à bien d’autres affaires – qui passe pour être ou avoir été proche de Jacques Chirac. Il se rattache également à la galaxie Bill et Hillary Clinton, via Marc Rich, un financier d’origine anversoise, condamné à 325 ans de prison par la justice américaine pour évasion fiscale avant d’être gracié par Clinton dans les dernières heures de son mandat, en janvier 2001…
Des transactions pétrolières hautement spéculatives.
Sous la plume alerte et cruelle de Chabrun et Hériot, les portraits se succèdent. En Grande-Bretagne, un député travailliste écossais, George Galloway, tient la vedette. En Russie, l’ultranationaliste Vladimir Jirinovski, Alexandre Volochine, directeur de l’administration présidentielle à la fin de l’ère Eltsine, et un haut fonctionnaire “prêté” à l’Onu, Alexandre Yakovlev.
Aux États-Unis, outre Marc Rich, il faut mentionner le pétrolier texan Oscar Wyatt, lié à une certaine droite républicaine. Au Vatican, le père Jean-Marie Benjamin. En Italie, le président de la région de Lombardie, Roberto Formigoni. En Corée du Sud, Tongsun Park, un ancien “correspondant” des services secrets.
Tout commence en 1995. Depuis l’invasion du Koweit, en 1990, l’Irak baasiste de Saddam Hussein est soumis à de sévères sanctions économiques, y compris le contingentement de ses exportations de pétrole. « Avec 9,7 % des réserves mondiales, l’Irak pourrait être riche. Mais sa production moyenne de deux millions de barils ne représente que la moitié de son potentiel. » Ces mesures sont destinées à faire tomber le régime ou à l’empêcher à se livrer à de nouvelles agressions.
Le 15 avril 1995, l’Onu autorise des ventes supplémentaires en vue d’acquérir des produits de première nécessité, nourriture, produits pharmaceutiques, mais aussi matériels industriels ou agricoles. Saddam Hussein refuse puis négocie. L’accord final mis en place en 1996 – homologué sous l’appellation “Pétrole contre nourriture” – lui convient. Et pour cause : en amont, il sera le seul maître d’œuvre des ventes ; en aval, le seul distributeur de l’aide humanitaire. Sans autre interlocuteur que le secrétaire général de l’Onu, Kofi Annan, et ses collaborateurs les plus proches. Jamais les conditions d’un “pacte de corruption” n’ont été à ce point explicites.
Saddam confie la gestion de l’opération à trois hiérarques du régime : le vice-président Taha Yassin Ramadan, le vice-premier ministre Tarek Aziz et le ministre du Pétrole, Rashid Amer. Leur mission : attribuer les contrats d’exportation entrant dans le quota PCN à des amis traditionnels de l’Irak baasiste ou à des opérateurs susceptibles de se laisser acheter.
Chaque contrat doit rapporter des devises au dictateur paria : un “droit d’entrée” ou ristourne fixé d’abord à 15 % du prix du baril, puis ramené forfaitairement à quelques dizaines de cents américains. Dans un second temps, il doit générer d’autres contrats et grossir les groupes de pression militant pour la fin des sanctions contre l’Irak.
Le pétrole est une denrée hautement spéculative. Tous les opérateurs veulent donc avoir accès aux contingents irakiens libérés par l’Onu. Y compris les grandes sociétés américaines ou européennes, qui sous-traitent les contrats à de multiples microsociétés, pour ne pas dire sociétés écrans. Ce n’est que le premier étage du Meccano. À un deuxième étage, on gagne de l’argent en “convainquant” les Irakiens de traiter avec telle société. Ou bien, en sens inverse, en garantissant la légalité de stocks pétroliers venant en excédent des contingents officiels fixés par l’Onu.
À un troisième étage, il faut blanchir les commissions ou les bénéfices acquis précédemment. Démarche classique, consistant à multiplier les “petites mains”, à faire transiter les dépôts de banque en banque, à transformer des chèques en cash, et le cash en ordres de virements. Jusqu’en 1999, deux banques basées à Amman servent de plaque tournante au trafic : la Rafidian Bank, qui travaille pour le gouvernement irakien, et l’United Bank of Investment, chasse privée de Saddam et de sa famille.
« Toutes les transactions étaient effectuées le plus discrètement possible, afin de ne pas éveiller les soupçons des Américains ou des Britanniques, écrivent Chabrun et Hériot. Les acheteurs clandestins de pétrole réglaient leur note cash à une filiale de la Rafidian qui, ensuite, effectuait des virements vers d’autres établissements bancaires, comme la Hong Kong and Shanghai Banking Corporation à Amman… » Abdallah II mettra fin à ces arrangements.
Au sommet du Meccano, on gagne encore de l’argent sur les biens livrés à l’Irak au titre de l’aide humanitaire. « Des membres du gouvernement égyptien concluaient des contrats avec Bagdad… pour la fourniture de biens d’excellente qualité » et tarifés comme tels. Mais les livraisons ne comportaient que des produits bas de gamme.
Si l’on s’en tient à la valeur globale des barils négociés dans le cadre du programme PCN, plus de 110 milliards de dollars auraient ainsi circulé. Mais si l’on tient compte des commissions, opérations périphériques et franches escroqueries réalisées par ailleurs, on pourrait atteindre des sommes beaucoup plus élevées. La commission Volcker avance un chiffre vertigineux : 1 500 milliards de dollars. PCN aurait été vers la fin du cycle, au début des années 2000, une composante cachée mais essentielle de l’économie mondiale.
Sans l’Onu, le système n’existe pas. L’Onu fonctionne comme une monarchie absolue. Le secrétaire général, le Ghanéen Kofi Annan, n’a de comptes à rendre à personne sur PCN. Il nomme et révoque souverainement les hauts fonctionnaires internationaux chargés d’administrer le programme. Une seule limite à cette toute-puissance : l’expiration de son mandat. Entré en fonctions le 1er janvier 1997, il est réélu “par acclamations” en 2001 pour un second mandat qui expire le 31 décembre 2006.
La commission Volcker a innocenté Annan. Kofi « ne savait rien » : mais son fils Kojo, alors âgé d’une vingtaine d’années à peine, avait été employé – avec un salaire de cadre international – par la société suisse Cotecna, dirigée par Robert Massey ; et quand celle-ci s’est intéressée au marché irakien dans le cadre de PCN, Elie Massey, le frère de Robert, a eu facilement accès au secrétaire général. Début 1999, Kojo quitte la Cotecna. Celle-ci obtient le contrat convoité, qui restera en vigueur jusqu’en 2003.
Annan ne savait rien mais le Chypriote Benon Sevan, qui dirige PCN à ses côtés pendant la plus grande partie de la période, s’enrichit subitement (ce qu’il attribuera, faussement, à un legs familial).
En épargnant Annan, Volcker pourra-t-il sauver l’Onu elle-même ? Claudia Rosett, la journaliste américaine qui avait été l’une des premières à dévoiler le scandale PCN dans le Wall Street Journal, vient de lancer un nouveau brûlot dans Commentary : un article où sont examinés les autres cas de corruption, mais aussi de complicité de crimes de guerre ou contre l’humanité, minant l’organisation internationale.
Laurent Chabrun et Franck Hériot ne laissent pas beaucoup d’illusions : une réforme de l’institution est désormais nécessaire. Pour eux, « tout est lié : les abus et la corruption ayant accompagné Pétrole contre nourriture comme les soldats de la paix violant des jeunes filles au Congo ou au Liberia ».
Les Corrompus de Saddam Hussein, de Laurent Chabrun et Franck Hériot, Plon, 320 pages, 20 e..
Michel Gurfinkiel
Texte repris du site de valeurs actuelles