Les drames du vingtième siècle et la crise nucléaire iranienne,
Joël Fishman
Je ne rééditerai pas ici les éloges (mérités) que j'ai plusieurs fois adressés à Joël Fishman. L'article qui suit s'inscrit dans une liste déjà longue de contributions que ce spécialiste consacre depuis des années aux grandes crises qui agitent le monde. Il fait ici un usage prudent mais très convaincant des enseignements de l'histoire appliqués à une situation contemporaine. On ne saurait trop recommander la lecture de cette remarquable analyse dont la version française est due au responsable de l'excellent site Objectif.info. (Menahem Macina).
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Makor Rishon, vendredi 21 Avril 2006
Titre original : "Twentieth-Century Turmoil and the Iran Nuclear Crisis".
Traduction : Objectif-Info.
De temps à autre, on s’est demandé si l'étude du passé est pertinente et si l’on peut tirer des leçons pratiques de précédents historiques spécifiques. Il y a une certaine cohérence dans le comportement humain et dans celui des sociétés pour ce qui relève de la tradition, des relations avec les voisins et des réalités géographiques. Par conséquent, dans certains cas, l'étude du passé peut donner des indications précieuses à ceux qui élaborent la politique. De même, un analyste de systèmes qui entreprend d'identifier ce qui ne va pas dans une configuration économique ou industrielle donnée, suggère un éventail de résultats et fournit des moyens pour tenir compte de l'incertitude et de ses conséquences. Un historien fait la même chose, en utilisant la méthode historique. Cependant, il est nécessaire de se souvenir que "l'étude du passé ne fournit aucune réponse si des questions ne sont pas d'abord formulées." (1)
Notre question est la suivante : en quoi l'examen de précédents historiques peut-il nous permettre de comprendre la crise nucléaire iranienne actuelle ? Il y a deux types de réponses : 1) la première a trait au mécanisme des réarmements illégaux, dans la ligne du précédent de l'Allemagne nazie, au début des années 30 ; 2) la seconde a trait aux risques potentiels, au cas où l'Iran réussirait dans son entreprise. Qui tirerait le plus de profit d'un succès iranien et quel en serait le coût pour les autres ?
Leopold Schwarzschild, un journaliste juif de nationalité allemande, qui avait fui l’Allemagne en 1933, au moment où Hitler arrivait au pouvoir, a vécu à Paris jusqu'à l'été de 1940, avant d’émigrer en Angleterre. En 1943, il publiait un livre intitulé "Un monde en transes", qui décrivait la période de l’entre-deux guerres, en particulier les préparatifs de guerre de l'Allemagne sous la République de Weimar et durant l’ère nazie (2). L’un des jugements les plus perspicaces de Schwarzschild était que pendant le processus de réarmement, l'Allemagne a connu un état de vulnérabilité aiguë qui donnait une occasion, brève mais sans précédent, à ceux qui souhaitaient la stopper, pour peu qu’ils en aient eu la volonté. Il décrivait comme suit la situation, juste après la prise de pouvoir de Hitler :
Il ne fallait pas être prophète pour la voir [la politique va-t-en-guerre officielle], ni être un génie pour en comprendre les implications. L'Allemagne allait maintenant s’armer aussi vite que possible, parce que les premières étapes du réarmement allaient être une phase dangereuse. Il fallait un certain temps pour donner à l’armée de masse qui était en train de naître, la capacité de s’engager dans un combat sérieux. Ce délai représentait en même temps une période de sursis pour les adversaires de l'Allemagne, leur dernière occasion de l'arrêter. Ce n’était possible que par la force, certainement pas avec des paroles ou des morceaux de papier, et encore sans véritable effusion de sang…
Pour les deux parties, l’enjeu était simple. Pour l'Allemagne, comme pour les autres puissances, il n’y avait qu’une question : laisserait-on l'Allemagne traverser sans encombres sa phase de faiblesse militaire ? Ou allait-on la forcer à abandonner son entreprise fatale (3) ?
En dépit de l’horreur que ressentait alors l’Occident pour le fascisme et la guerre, il faut se souvenir que certains dirigeants voyaient l'Allemagne nazie comme un modèle d’émulation, et le recours à la guerre comme un instrument légitime d’une politique d'État. Nous pouvons noter que l'Allemagne nazie peut servir de modèle classique à tout État qui désire se réarmer illégalement. Il est plus que probable que l’Iran soit en train de suivre le modèle de l'Allemagne nazie, ce qui donne d’autant plus de valeur à ce précédent historique. À la lumière de ce qui précède, il est tout à fait possible que les bruyantes menaces de représailles de l'Iran en cas d'intervention extérieure soient un bluff calculé, dont le but est de gagner du temps et de détourner l'attention de sa faiblesse actuelle. En outre, à la lumière des objectifs de l’Iran et de sa détermination à les réaliser, tout "round diplomatique" ou "grand marchandage" américain, comme dans le cas de la Corée du Nord, ne peut pas être efficace. Les "paroles et les morceaux de papier" ne résoudront pas ce problème.
Si nous nous attachons à la signification historique plus large de la question, ce n’est pas tout à fait une coïncidence si la Russie et la Chine, qui ont vendu à l'Iran la technologie et le matériel nucléaires, soient des parties intéressées aux résultats de ce conflit. Toutes deux sont membres du Conseil de sécurité : elles possèdent un droit de veto et elles ont soutenu le défi posé par l'Iran au mécanisme de la non-prolifération. Bien que des changements majeurs soient intervenus dans l'ancienne Union Soviétique depuis 1988 et que l'empire soviétique ait cessé d'exister sous sa forme traditionnelle, la politique de la Russie a fait preuve d’une continuité remarquable pendant des décennies. Le KGB, son élite politique dirigeante, a maintenu son emprise sur les leviers du pouvoir, un peu comme le général allemand, Staff, à l’époque de Weimar.
Un objectif de longue date de la politique russe – qui coïncide avec celle de l'Iran – a été de mettre un terme à la présence politique, militaire, et économique de l’Amérique en Iran et de peser de tout son poids sur l’ensemble de la région (4). Ainsi, la vente à l'Iran du savoir-faire nucléaire et d’armes conventionnelles est l’un des moyens les plus efficaces et les plus productifs d’atteindre cet objectif. Un second, mais très important objectif, qui remonte à Lénine, est le désir russe de déstabiliser et de saper l’influence européenne et occidentale dans le concert des nations, qui, de 1815 à la Première Guerre mondiale, a globalement réussi à maintenir une situation d'ordre et d'équilibre. Selon le soviétologue de Princeton, Robert C. Tucker, "Le fait essentiel de l'histoire contemporaine, auquel correspondait la nouvelle 'orientation vers l’Est' dans l'esprit du communisme russe et de la nouvelle théorie post-marxiste, reposait sur l’effondrement de l’ordre international centré sur l’Europe, après la Première Guerre mondiale. Comme le montre cette théorie, dès le début, la sortie de la Russie soviétique du système européen [pendant la Première Guerre mondiale] a matérialisé, de la façon la plus nette et la plus conséquente, l'effondrement de l’ordre ancien." (5).
Il faut se souvenir que l'Union soviétique, qui était relativement plus faible que les États-unis, avait adopté une stratégie indirecte consistant à s'engager dans un "conflit prolongé" contre l'Occident, bien connu sous le nom de Guerre froide. Une guerre asymétrique de ce type conduisait à faire des guerres et à s’engager dans des confrontations simultanément dans différentes régions du monde, et à s’efforcer d’affaiblir ses adversaires de l’intérieur.
Une des principales tactiques soviétiques consistait à utiliser des intermédiaires qui leur permettaient de démentir toute responsabilité directe dans leurs propres initiatives et dans leurs implications. Il est remarquable que, selon certaines sources, le chef suprême de l'Iran, l'Ayatollah Ali Khamenei, aurait fait des études à l'université Patrice Lumumba de Moscou, l'école du parti communiste dédiée à l’élite révolutionnaire (6). Dans le cas présent, l'appui des Russes à l'Iran a été minimisé et occulté, parce que l'Iran est un Etat et que, à la différence d’un mouvement révolutionnaire, sa marge de démenti est limitée. C'est l'un des risques que la Russie doit réduire au minimum et qui la met dans une situation de grande vulnérabilité.
À la lumière du précédent historique le plus évident et dans une perspective internationale plus large, il est clair que de nombreuses questions importantes sont posées : 1) L'Iran réussira-t-il à s’armer illégalement ? 2) Le monde lui permettra-t-il de le faire au moment même où il sera dans une phase de vulnérabilité maximum ? 3) Quels seront les effets ultimes de la sortie de l'Iran du système international ? Les conséquences des deux premières interrogations sont assez limpides, mais les effets de la troisième sont moins évidents. Si la communauté internationale ne peut pas imposer les accords existants de non-prolifération nucléaire, et si deux de ses membres les plus puissants sapent les efforts pour les faire respecter, il est plus que probable que les Nations Unies, qui ne se sont pas particulièrement distinguées, prendront le chemin de la Société des Nations. La peur et le terrorisme seront les principes dominants du nouvel ordre, au lieu d’un tissu de relations internationales fondées sur la loi et la confiance. Comme Lénine l’avait espéré au début du vingtième siècle, le centre de gravité des relations internationales sous leur nouvelle forme se déplacera de l'Occident vers l'Orient. Si des dirigeants éclairés jugent cette perspective inacceptable, ils devront agir avec efficacité et au plus vite.
Joël Fishman *
© Makor Rishon
* Le Dr Joël S. Fishman est membre du Jerusalem Center for Public Affairs
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Notes
1) Alfred F. Havighurst, "Introduction" à The Pirenne Thesis (Lexington, MA: D. C. Heath, rev. ed. 1969), p. X.
2) Leopold Schawrzschild, World in Trance, tr. Norbert Guterman, préface de D. W. Brogan (London: Hamish Hamilton, 1943).
3) Ibid., pp. 220, 221.
4) Turgut Tuluman, "The Causes and Consequences of the Revolution in Iran: A Turkish View" (1998), in Bernard Lewis, A Middle East Mosaic (New York: Random House, 2000), pp. 265-266.
5) Robert C. Tucker, The Soviet Political Mind (New York: Norton, rev. ed. 1972), p. 268.
6) Ilan Berman, Tehran Rising; Iran's Challenge to the United States (Lanham, Maryland: Rowman & Littlefield, 2005), p. 12.
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Mis en ligne le 22 avril 2006, par M. Macina, sur le site upjf.org