23 avril 2006
L'impasse du non alignement
Les dernières déclarations attribuées à Oussama ben Laden, diffusées ce jour sur Al-Jazira, constituent un nouvel exemple de la rhétorique belliciste et globale que martèlent les islamistes à chaque occasion. Au-delà de la justification du terrorisme, puisque chaque citoyen occidental respectueux des élections et votations de son pays est déclaré cible légitime, l’appel à combattre toute force de l’ONU déployée au Soudan et la dénonciation des suspensions des aides aux Palestiniens confirment l’interdépendance, au nom de l’islam, de nombreux conflits décentralisés, et la vocation planétaire des liens existant entre eux. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois, loin de là, que la figure de proue historique de la mouvance islamiste sunnite s’en prend directement aux Nations Unies. Sans que les conséquences logiques de cette opposition ne soient vraiment tirées.
Le discours de ben Laden est en effet exclusif : même le gouvernement d’obédience islamiste de Khartoum ne trouve pas grâce à ses yeux, malgré des « intérêts communs », et ne saurait se substituer à l’autorité spirituelle et temporelle que revendique la mouvance Al-Qaïda. En d’autres termes, à plus ou moins brève échéance, tous ceux qui n’en sont pas membres deviennent ennemis. Malgré l’amalgame qui est souvent fait avec les positions très dures affichées par les Etats-Unis au lendemain du 11 septembre 2001, excluant toute neutralité dans le conflit en cours, on se trouve ici face à un ultimatum d’une autre ampleur : alors que l’administration Bush exerce des pressions tentaculaires pour inciter et/ou contraindre les Etats à coopérer, c’est l’existence même des Etats, et partant leurs actions, qui est combattue par la mouvance islamiste à travers son rêve d’un califat planétaire.
Que cet ultimatum soit difficile à pleinement intégrer ne doit pas étonner : il s’oppose si radicalement à tout le corpus des relations internationales qu’il n’offre aucune prise à la politique étrangère et se situe exclusivement dans le domaine sécuritaire (renseignement, défense, justice et police). Les réflexes que la diplomatie continue de pratiquer, à plus forte raison lorsque l’on tente un non alignement censé créer des conditions plus favorables pour le dialogue et la négociation, sont donc directement remis en question par les déclarations de ben Laden et consorts. Ceci devrait logiquement amener certaines interrogations, y compris pour le cas spécifique de la Suisse : est-ce que notre engagement militaire sous la bannière de l’ONU ou sous mandat onusien, en Afghanistan, au Proche-Orient ou ailleurs, constitue une implication volontaire dans un conflit ? Est-ce que nos programmes d’aide au développement ne sont pas, d’un certain point de vue, des actes de guerre ? Peut-on ignorer l’opinion de ceux qui nous déclarent la guerre ?
Bien entendu, la Suisse est un acteur mineur même sur le plan européen, et on peut s’imaginer pouvoir en quelque sorte passer entre les gouttes. A ceci près que la réalité de l’interpénétration des cultures et des identités nous a déjà rattrapés : ce samedi, en traversant la ville de Bienne, j’ai par exemple croisé deux hommes de haute taille, au physique arabe, portant une longue barbe impeccablement taillée, tout vêtus de blanc, et déambulant fièrement sur le trottoir. Qui sait exactement l’impact d’un discours de ben Laden sur ceux qui, dans mon pays, regardent chaque jour Al-Jazira, et non la TSR ? Le non alignement était intellectuellement concevable dans un monde bipolaire ; à une époque marquée par l’éclatement du sens et de l’espace, il ne constitue qu’une impasse.
Publié par Ludovic Monnerat le 23 avril 2006 à 21:13