Les cinq piliers de l'humanisme
Jacques Piétri décrypte pour LibertyVox un des fondements de notre système de pensée: l’humanisme...
Il y a une trentaine d’années, personne ou presque, n'osait aborder le thème de l'humanisme et, à part sans doute les francs-maçons. Il était à l’époque de bon ton de ridiculiser les humanistes, c'est ce que faisait un philosophe marxiste, qui eut son heure de gloire, Henri Lefebvre, quand il écrivait que l'humanisme était mort, mais que «son cadavre sentait encore mauvais» et, qu'en conséquence, il fallait l'achever… «L’homme est mort», disait Michel Foucault.
On expliquait, à cette époque, alors qu'il fallait opposer les droits réels à la déclaration des droits de l'homme, les libertés concrètes aux libertés publiques décrites par le droit bourgeois. Les Droits de l'homme étaient une invention bourgeoise. Plus généralement, la morale n'existait pas, elle n'était qu'une invention de la bourgeoisie pour mieux exploiter le peuple. «La morale disait Lénine, c'est ce qui est au service de la destruction de l'ancienne société d'exploiteurs». Plus caricaturalement, mais encore plus significatif, on pouvait lire, en 1968, sur une banderole d'une vingtaine de mètres qui ornait la faculté de Droit de Nanterre, cette formule définitive: «Les droits de l'homme sont la vaseline dont la bourgeoisie se sert pour enculer le prolétariat».
Aujourd'hui, tout le monde se veut, se prétend humaniste? Ce changement s’explique pour au moins quatre raisons, les trois premières pouvant se qualifier d’explicatives, la quatrième appartenant au domaine du justificatif.
La première raison est la naissance du «droit victimaire», la prise de conscience que les victimes avaient des droits. Durant des siècles, durant des millénaires, les victimes des guerres, des répressions, des génocides, se situaient dans un état de non droit dans une sorte de no man's land juridique, autrement dit la victime n'existait pas. Il aura fallu l'image, le cinéma d'abord, puis la télévision pour que l'on s'aperçoive que les victimes n'étaient pas simplement une abstraction, des chiffres dans les journaux mais des êtres de chair et de sang, que l'on voyait, réduit à l'état de squelettes, encore vivants ou bien déchiquetés, blessés etc… Le premier choc s'est naturellement produit par la vision des survivants et des cadavres des victimes des camps de concentration nazis. Mais il aura fallu plusieurs décennies pour que la prise de conscience du droit victimaire s'opère.
Certes l'image peut donner lieu à toutes les manipulations, elle peut être pernicieuse, elle n'en a pas moins joué un rôle déterminant dans l'apparition du phénomène victimaire. François Furet rapporte "la surprise horrifiée qui a saisi l'opinion publique occidentale…quand ont paru les premiers reportages sur les camps et les premières photographies de ces masses de survivants squelettiques en pyjama rayé, à côté des vastes fosses pleines de cadavres"
Dans le domaine des massacres, le XXe siècle aura frappé fort: Les deux guerres mondiales, le génocide arménien, la Shoah, les cent millions de victimes du communisme, (les derniers en date étant les Khmers rouges et les quelques millions de Coréens du Nord affamés par leur gouvernement) le Rwanda, etc… Paradoxalement c'est dans ce XXe siècle abominable où l'homme a été nié, ravalé, avili, que l'on se dit en faisant le bilan, qu'après tout l'homme existe, que l'humanité existe et qu'en définitive, par la force des choses, tout gravite autour d'elle. D'une certaine manière, ce constat est une nouveauté, car durant longtemps, on a dit l'individu ne compte pas, ce qui compte, c'est la tribu, le clan, la Nation, la société, la classe, le parti, l'homme est à leur service, il n'existe pas en tant que tel.
La seconde raison est le succès du phénomène humanitaire. Succès récent au cours des trente dernières années, alors que l’humanitaire a en fait émergé dans la dernière partie du XIXe siècle. Henri Dunant, inventeur et fondateur de la Croix-Rouge, est en fait le père de l'humanitaire au sens moderne du terme. En effet, une approche un peu sommaire et sans doute réductrice de l'humanitaire, conduit à le définir comme l'instrumentation de l'humanisme, la mise en pratique de l'humanisme, l'action qui consiste à aider, soigner, nourrir, sauver des êtres humains, quelles que soient leur nationalité, leur religion, leur couleur etc… Idéologiquement, aux sources de l'idée humanitaire il y a incontestablement la charité chrétienne. On peut, non sans raisons, qualifier d'humanitaires des hommes, tels que Saint Vincent de Paul, ou nos missionnaires africains, même si les choses sont naturellement un peu plus compliquées voire ambiguës. Tel est le cas, par exemple, de l'Ordre de Malte qui à l'origine était un Ordre hospitalier et militaire, hospitalier pour les uns, militaires pour les autres.
Au sens moderne du terme, c'est à partir de la guerre du Biafra, à la fin des années soixante qu'émerge le concept humanitaire. La guerre du Biafra avait illustré l'impuissance des organisations traditionnelles, et notamment celle du C.I.C.R. à organiser les secours aux victimes. En fait, l'aide du CICR profitait de fait, davantage aux bourreaux qu'aux victimes. Le Général de Gaulle dont la sympathie allait aux Ibos insurgés, mais qui ne pouvait pas le manifester officiellement encouragea la Croix-Rouge française à intervenir sans se préoccuper des états d'âme du CICR; des volontaires furent d'urgence recrutés et envoyés au Biafra. Parmi eux se trouvaient Bernard Kouchner et ceux de ses collègues qui, en 1971, allaient créer "Médecins sans frontières". L’humanitaire ne saurait être une nouvelle religion, il ne s’inscrit pas dans le cadre d’un nouveau messianisme. J’aime assez la définition qu’en donne Sylvie Brunel: «le but - de l’humanitaire - n’est pas de sauver le monde, mais de sauver une vie, plus une vie, plus une vie».
La troisième raison de la «victoire» de l'humanisme, c'est l'effondrement des doctrine totalitaires. Comme le rappelle opportunément Tzvétan Todov, «ce qui a vaincu les deux totalitarismes, c’est après tout l’idée démocratique, et l’idée démocratique est une idée foncièrement humaniste». Cet effondrement doit certes être relativisé, dans le temps et dans l'espace. Des deux grands systèmes totalitaires qui ont marqué le XXe siècle l'hitlérisme et le communisme, le premier s'est effondré assez vite, l'autre dure encore. Le Nazisme annonçait d'emblée la couleur, son caractère fondamentalement anti-humaniste ne souffrait pas la moindre ambiguïté, par contre, le second était plus équivoque au plan de l'idéologie et son effondrement est d'autant plus important sur le plan de la résurgence du concept humanitaire.
Le système communiste mettait, en effet, au centre de ses préoccupations l'intérêt collectif, l'intérêt de classe, en l'occurrence de la classe ouvrière, en fait celui de l'expression de la classe ouvrière, c'est-à-dire le parti. On sait bien que le principal souci de ces régimes était de défendre les intérêts d'une minorité, d'une nomenklatura, et qu'ils se dénommaient «démocratie populaire», précisément parce qu'ils n'étaient ni l'un ni l'autre.
C’est peut-être aller un peu vite en besogne en disant que sur le plan théorique, que le marxisme-léninisme s'était effondré? Oui assurément, en tant que doctrine mobilisatrice des foules, mais quelques survivants continuent à s'en réclamer, ils sont devenus ultra minoritaires et désormais ils n'oseraient plus s'en prendre à l'humanisme.
La quatrième raison qui donne toute son actualité au thème de l'humanisme est qu'il existe aujourd'hui de par le monde une nouvelle vague totalitaire. On peut, à bon droit, se demander si l'intégrisme islamique, tel qu'il sévit aujourd’hui, partout dans le monde ne constitue pas une troisième vague totalitaire. L'Islamisme prend le relais des totalitarismes hitlériens et communistes. Les uns et les autres «s'autorisent d'identiques diabolisations, pour propager sous des étiquettes antinomiques, l'effrayante monotonie des méthodes de quadrillage, d'oppressions et, le moment venu, d'extermination» .
Si on fait preuve de scepticisme vis-à-vis de cette thèse, il suffit de consulter le site Radio Islam, où, entre des appels à la «guerre totale» de Kamal Khan, on peut lire que «l’Islam est le dernier obstacle sérieux à l’accomplissement du projet criminel de domination lévitique juive de l’Univers». On y publie également, in extenso, le pseudo «Protocole des Sages de Sion» en le présentant comme un document authentique. Ce site montre clairement que derrière le masque de l’anti-sionisme se cache le visage hideux de l’anti-sémitisme «éliminationniste» de type hitlérien.
Il faut en finir avec ce mythe récurrent du monde «politiquement correct», selon lequel l’intégrisme islamique et le terrorisme qu’il génère serait produit par la misère. «La médiasphère n’a qu’une explication pour le crime ou le terrorisme: c’est la misère qui les provoque. Cent études, indiscutablement scientifiques ont été produites au long des deux dernières années, montrant qu’il n’en est rien. Bienséante autant que romantique, l’affirmation est tout simplement fausse… Après le 11 septembre, le serpent de mer des misérables sombrant dans le fanatisme refait surface, ce qui est grotesque» .
Les fondamentalistes islamistes se soucient comme d’une guigne des droits de l'homme, pour ne pas parler des droits de la femme, ils sont programmés pour anéantir notre civilisation. C’est la philosophie des lumières qui est aujourd’hui en danger, tout acte de complaisance envers le totalitarisme islamique est une trahison, c’est parce que ces gens nous ont déclaré la guerre, qu’il faut, de manière inlassable, rappeler les principes de base sur lesquels repose notre conception de l’humanisme.
Il est réducteur de donner a priori une définition de l’humanisme, c’est pourquoi j’ai choisi une démarche analytique. Ces cinq piliers sont sans ordre prioritaire, sans classement: la lucidité, la liberté, la tolérance, la responsabilité et la raison.
I – La lucidité.
Mon humanisme n’est pas un humanisme béat; je suis sans illusion sur l’homme. «À ne rien attendre des hommes on se lasse moins de leur fréquentation». Chacun sait désormais que le mécanisme d'inhibition qui existe chez la plupart des mammifères, mais aussi dans d'autres espèces et qui les empêchent de s'autodétruire, de se «génocider», n'existe pas chez l'homme. Le jeune loup qui lutte pour être le chef de la meute tue rarement le vieux loup détrôné.
Ce mécanisme parfaitement décrit par Konrad Lorenz avait déjà été perçu par Érasme, l'un des pères, avec Montaigne, du concept d'humanisme, lorsqu'il écrivait: «Les lions, si féroces soient-ils, ne se combattent jamais entre eux. Le sanglier n’attaque jamais un autre sanglier... Le lynx vit en paix avec le lynx…Quant à la concorde qui règne entre les loups, elle a même été illustrée par des proverbes.... Seuls les hommes, qui devraient être, plus que tous les autres, enclins à l’union qui leur est si nécessaire, demeurent sourds à la voix de la nature, si efficace et si puissante par ailleurs» .
Montaigne fait écho aux propos de l’auteur de l’Éloge de la Folie quand il dit, dans les Essais: «Il n’y a point de bête au monde tant à craindre à l’homme que l’homme». Plus personne ne prend aujourd'hui au sérieux les naïvetés rousseauistes selon lesquelles l'homme naîtrait bon et que la société le pervertirait. Non, la société peut, au mieux, rendre l'homme un peu moins mauvais qu'il est. «On ne naît pas homme, on le devient» . La lucidité consiste notamment à ne nourrir aucune illusion sur la nature profonde de l'homme qui n'est qu'un animal un peu plus évolué que les autres. Pour autant, il y a une manière de scandale, comme l'a bien démontré Florence Burgat , dans le fait de parler «d'un crime bestial» dans des cas de cruautés et de perversités particulières. «Lorsque le sadisme ou l'horreur sont poussés à l'extrême, on considère que c'est la part animale de l'homme qui s'est exprimée, alors même que l'on sait qu'il s'agit d'actes qui ne se rencontrent précisément pas dans le monde animal».
À ce constat, il y a une exception, on l'observe, et ce n'est nullement un hasard, chez les plus proches parents de l'homme. L’étude du comportement des chimpanzés les plus évolués montre que la perversion est en corrélation directe avec l’intelligence. On sait en effet désormais, ce qui corrige ce que je disais sur le mécanisme inhibiteur des mammifères, que les plus évolués des chimpanzés, les Bonobos, sont capables de faire volontairement souffrir leurs congénères et d'en éprouver du plaisir. D'autres chimpanzés peuvent avoir des comportements que l'on peut qualifier, dans notre langage actuel et politiquement correct de racistes. Des chimpanzés à qui l'on peut faire apprendre trois ou quatre cents mots, et à les faire parler en utilisant le langage des sourds muets, ont des comportements racistes; par exemple ils traitent de «sales bêtes noirs», des chimpanzés analphabètes que l'on introduit dans leur enclos.
Nietzsche pressentait ce constat lorsqu’il écrivait: «Voir souffrir fait du bien, faire souffrir, plus de bien encore; voilà une vérité cruelle, mais une vieille, puissante, capitale vérité, humaine trop humaine, à laquelle, peut-être les singes aussi souscriraient car on raconte que dans l’invention de cruautés bizarres ils annoncent amplement l’homme et en quelque sorte ne font que préluder» . Jean Rostand allait dans le même sens, en parlant de «ces quadrumanes avides, cruels et lubriques, qui sont bien les aïeux qu’il nous fallait ». L’homme étant l’animal le plus intelligent de toutes les espèces vivantes, c’est donc aussi le plus pervers, le plus sadique, le plus cruel, le plus odieux de toute la création. Un humanisme conséquent se doit d’appréhender l’homme tel qu’il est, et non comme on le rêve. «Les humanistes ne croient pas en l’homme, ni n’en chantent le panégyrique. Ils savent, d’abord, que les hommes ne peuvent pas tout, qu’ils sont limités par leur pluralité même, puisque les désirs des uns ne coïncident que rarement avec ceux des autres; par leur histoire et leur culture, qu’ils ne choisissent pas; par leur être physique, dont les limites sont vites atteintes. Ils savent surtout, que les hommes ne sont pas nécessairement bons, qu’ils sont même capables du pire» .
L’homme est d’abord un prédateur potentiellement dangereux, capable, à l’occasion, d’altruisme et de générosité parce que c’est un procréateur soucieux de sauvegarder sa progéniture et un animal social attentif à la protection du groupe auquel il se rattache. En se livrant à des actions de défense ou de sauvegarde, il sera conduit néanmoins à commettre des actes de barbarie contre les ennemis de son groupe ou de sa famille, révélant ainsi toutes les ambiguïtés de sa nature profonde. La barbarie est l’état naturel de l’homme, elle est parfois recouverte d’un très mince verni qu’on appelle la civilisation. Il s’en faut souvent de très peu pour que ce verni se craquelle et pour que le mal surgisse.
Si l'homme est ainsi conditionné par sa nature, on dirait aujourd'hui par son patrimoine génétique, comment peut-il échapper à sa condition, comment peut-il être libre? Comment résoudre, par exemple, la question de la destinée et de la liberté confrontées à la connaissance des prédispositions génétiques?
II – La liberté.
Le premier sens du mot liberté, le sens courant, le sens le plus usuel, c’est la liberté d’action, c’est faire ce que l’on veut, c'est se déplacer librement. En droit, c'est ce qu'on appelle les libertés publiques. Elles sont individuelles et collectives: La liberté d'aller et venir, la liberté de parole, la liberté de réunion, la liberté de vote, etc… Elles constituent la base même de l'expression de l'humanisme. Il va sans dire qu'il n'y a pas d'humanisme sans libertés publiques, c'est-à-dire sans démocratie. Cet aspect des choses est aujourd'hui évident, mais il n'en a pas toujours été ainsi. Grosso modo les textes les plus importants sur les libertés publiques datent du début du XXe siècle, ils coïncident avec la mise en place de la République.
Il s’agit ici de propos sur la liberté au sens philosophique de terme, ce qui est un problème infiniment plus complexe. La liberté c'est aussi la spontanéité du vouloir, ce n’est plus simplement faire ce que l’on veut, mais vouloir ce que l’on veut: je suis un être libre, je veux ce que je veux. Il y enfin un autre sens au mot liberté: le libre arbitre. Ce n’est plus simplement vouloir ce que l’on veut mais, par un acte délibéré, par un acte libre, je choisis de vouloir autre chose que ce que je veux, je veux la femme de mon voisin de palier, mais j’y renonce, je choisis d’y renoncer par un acte volontaire.
La liberté c'est la liberté de choisir entre le bien et le mal. Mais me dira-t-on comment dire ce qui est bien ou mal? Les repères sont incertains, pour autant ils existent, et chaque fois j'ai la liberté de choisir, j'ai la liberté de savoir que je fais le mauvais choix, que j'agis mal, parce que j'y suis contraint, parce que je ne peux pas faire autrement, mes actes vont peut-être démentir ma pensée, mais je n'ai pas le droit de dire que je ne savais pas.
Les Grecs croyaient à la fois au destin et à la liberté; certes Œdipe va tuer Laïos, son père, et épouser Jocaste, sa mère, conformément à ce que l’Oracle avait prédit et auquel il ne peut échapper. Mais, il trouvera sa liberté, sa liberté intérieure, en se crevant les yeux, il entendra ainsi échapper à la cruauté du destin.
Je crois qu'il y a toujours des choix à faire, et comme Sartre, je pense que «l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait». On voit l'objection; comment concilier cette liberté avec le constat scientifique, avec la lucidité, avec le fait que nous sommes le résultat de notre hérédité et de notre milieu culturel, de notre éducation ou de notre absence d'éducation? Comment sortir de cette contradiction?
Être libre c’est vouloir choisir, ou plutôt c’est vouloir vouloir, c’est rejeter le déterminisme absolu, le déterminisme en tant que dictateur de mes sentiments ou de mes passions, le déterminisme de ma culture. La liberté, au sens sartrien du terme, est le résultat d’un choix, j’ai choisi d’être libre, même si je suis enchaîné au fond d’une prison. On connaît la célèbre phrase: «nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’occupation», par là, Sartre veut dire que l’homme est sa liberté, il est condamné à être libre, l’homme est son projet, il est responsable de ce qu’il est. Mais là où Sartre est excessif c’est lorsqu’il ajoute que l’homme «ne peut jamais choisir le mal», il choisit nécessairement le bien puisqu’en choisissant, il se choisit et ce faisant ”il choisit tous les hommes” et par conséquent il engage «tous les hommes» et il ne peut que choisir le bien. (Je caricature bien sûr une pensée infiniment plus complexe)
La preuve que Sartre s’engage dans une voie difficile c’est qu’après avoir affirmé «que l’existence précède l’essence», ce qui me paraît être une évidence, il assigne à l’homme des buts transcendantaux et considère que l’homme ne peut exister qu’au nom de la transcendance, ce qui nous ramène d’une certaine manière à une conception théologale, mais sans Dieu, de la morale. Sartre semble un moment se rallier au déterminisme le plus plat: «Le lâche se fait lâche, le héros se fait héros», autrement dit on joue toujours à être ce que l'on est. En fait, il s’agit d’une justification a posteriori, d’un choix qui n’en n’est plus un, et sans craindre ses contradictions Sartre ajoute: «il y a toujours une possibilité pour le lâche de ne plus être lâche, et pour le héros de cesser d’être un héros».
Ce qu’il faut retenir du message sartrien c’est qu’il pose correctement le problème du choix des valeurs et par conséquent du fondement de la morale, deux attitudes sont en effet possibles. La première pose le principe que l’homme considère ses propres valeurs comme étant son œuvre, sa création, face à un univers totalement indifférent, «L’homme est ce par quoi les valeurs arrivent dans le monde», les valeurs sont une création de l’esprit, elles ne dépendent que de ma seule volonté. La seconde attitude est celle, qui tout en reconnaissant que les valeurs sont bien le résultat de la volonté humaine, les situe dans un contexte universel, rationnel et non arbitraire.
Il n’y a pas d’humanisme sans liberté ou tout au moins sans l’idée de la liberté, sans que celle-ci apparaisse comme une valeur essentielle. L’important c’est ma liberté de penser ce que j’ai choisi de penser. «La liberté de penser ce délire», disait Pie IX. Les «deshumanisateurs» en tout genre, qu'il s'agisse des inquisiteurs, des communistes ou des nazis, s’employaient, dans leurs prisons et dans leurs camps, à décérébrer leurs victimes, à les réduire au niveau d'animalcule, pour qu’enfin ils ne puissent plus penser du tout, ou au mieux - ou au pire? - pensent «correctement».
La liberté se mérite, elle ne nous est pas donnée, elle ne nous est pas attribuée, comme je ne sais quelle “récompense” que nous aurait fait un démiurge pour compenser le malheur de nous avoir fabriqué, pour compenser le malheur d’être né dirait Cioran. Les Chrétiens, les monothéistes en général, conçoivent la liberté de l’homme à la fois comme un péché, puisque le premier péché d’Adam c’est d’avoir commis la folle action de penser, - discerner le bien du mal est-ce autre chose que penser ? - et comme une concession que Dieu fait à sa créature, avouant à la fois sa ruse et sa faiblesse. «Pensée fait la grandeur de l'homme», dit pourtant Pascal, qui pratiquait un humanisme relatif dans la mesure où la liberté de l'homme n'est pas pour lui un impératif et n'a, en fait, pas grand sens. La liberté est une bataille sans cesse perdue, sans cesse gagnée, tout le monde ne la mérite pas. «La mesure de la liberté, écrit Nietzsche, soit pour l’individu, soit pour la société, est donnée par le degré de résistance qui doit sans cesse être surmonté pour rester en haut».
La morale n’est pas innée chez l’homme et pour peu que les conditions s’y prêtent, la bête venimeuse montre sans pudeur sa tête immonde. Le drame c’est que le recul moral, le recul civilisationnel, les deux éléments sont inséparables, se fait souvent de manière insensible, sans que l’on s’en rende vraiment compte, une lâcheté s’ajoute à une autre et l’horreur est au bout du chemin. «Chaque concession, écrit Todorov , acceptée par une population nullement extrémiste est en elle même insignifiante, prises ensemble elles mènent à l’horreur. Si nous acceptions de penser que le totalitarisme fait partie de nos possibles, que Kolyma et Auschwitz sont arrivés à des êtres comme nous, et que nous pourrions nous y trouver un jour, nous aurions du mal à mener la vie tranquille qui est la nôtre». L’horreur vient aussi du fait que les bourreaux ont la plupart du temps des têtes ordinaires, des têtes d’honnêtes gens, et pourtant ils ont violé, torturé, massacré.
Le recours à la divinité, le recours à l’irrationnel, et tout particulièrement au diable est bien commode pour expliquer le mal, mais l’Église elle-même a depuis longtemps admis que Satan n’excusait rien et que Dieu avait fait l’homme libre pour que justement il puisse choisir entre le mal et le bien. Les Chrétiens croient ainsi échapper à une alternative cependant incontournable, à une contradiction qui est moins celle de la liberté que celle du mal, comme l’a montré Camus: «Ou nous ne sommes pas libres et Dieu tout-puissant est responsable du mal. Ou nous sommes libres et responsables, mais Dieu n’est pas tout puissant. Toutes les subtilités d’écoles n’ont rien ajouté ni soustrait au tranchant de ce paradoxe» .
La liberté ne prend tout son sens que si elle a pour corollaire, le sens du devoir, le sens de la responsabilité.
III – La responsabilité.
Un troisième principe de base fonde l’humanisme: la responsabilité. Face à ses actes les plus répréhensibles, nos contemporains ne manquent jamais d’invoquer la société, l’éducation, la culture, l’héritage génétique. La tentation est grande et aujourd’hui elle se généralise de fuir ses responsabilités. On sait que tous les dealers, tous les voyous, tous les sauvageons, toutes les racailles sont des victimes de la société!... Personne ne peut sous-estimer le double conditionnement des êtres humains, mais expliquer n’est pas justifier, encore moins excuser et surtout pas encourager. Le laxisme vis-à-vis de l’irresponsabilité est inacceptable, profondément immoral et philosophiquement indéfendable.
Le principe de responsabilité fonde le devoir, l’ardente nécessité du devoir. La difficulté majeure du devoir c’est qu’il est surtout fait d’interdits: ne pas tuer, ne pas voler, ne pas convoiter la femme du voisin , ne pas mentir, etc.., le devoir est ennuyeux, contraignant. Il y a une trentaine d'années à peine la morale était jugée oppressive, réactionnaire, la distinction entre le bien et le mal estimé sans fondement. Nous payons très cher aujourd’hui les dégâts produits par cette morale permissive ou plutôt cette absence de morale, tout particulièrement dans l’éducation pour ne pas dire l’absence d’éducation. On ne rappellera jamais assez que l’incivilité est le terreau sur lequel se nourrit la violence et que la suppression de l’enseignement de la morale dans les écoles est une des imbécillités majeures de notre temps; il est vrai que la démission, relative mais indubitable et pour toutes sortes de raisons, des parents de leurs responsabilités éducatives ne facilite pas cet enseignement. On a trop souvent confondu enseignement et éducation.
Évacuer le sens du devoir est une magnifique formule de facilité, «il n’y a jamais d’autre difficulté dans le devoir, disait Alain, que de le faire». Dans une société formidablement égocentrique, parler de devoir est une non moins formidable incongruité. On préfère aujourd’hui parler, à tout bout de champs de droits, oubliant que ce sont les devoirs qui fondent les droits et non l’inverse. «Je n’ai par rapport à mon prochain que des devoirs, sans avoir moralement sur lui le moindre droit, et notamment sans avoir droit à la moindre récompense: telle est la vérité désintéressée, l’austère et ingrate vérité du devoir». En peu de mots Jankélévitch a tout dit, la morale n’a de sens que si elle n’attend ni récompense, ici ou dans l’au-delà, ni punition, si elle est gratuite et délibérée.
Cette conception de la morale est inséparable de celle de l'humanisme, elle implique le respect de l'autre, c'est peu de dire que ce principe élémentaire est aujourd'hui jugé complètement ringard. Pour s’en tenir à quelques exemples pris dans la vie quotidienne, et que l’on pourrait qualifier de secondaires s’ils n’étaient pas, en réalité, révélateurs de mouvements beaucoup plus profonds, il suffit de prendre conscience de la discourtoisie qui règne aujourd’hui dans nos villes: cracher par terre dans les lieux publics, ne pas s’excuser lorsque l’on bouscule quelqu’un dans la rue ou dans les transports en commun, abuser des musiques, ou plutôt des bruits, tonitruants dans les espaces collectifs, ne pas mettre son clignotant lorsque la voiture change de direction, etc... Tout cela se résume d’un mot: la désinvolture. Ce ne sont que des exemples modestes, certains diront de détails, mais la vie d’une communauté est justement faite d’une somme de détails.
Cette désinvolture est la caractéristique principale des nouvelles générations, mais la responsabilité en incombe à la précédente, les méfaits d’un soixante-huitisme mal digéré n’ont pas fini de se faire sentir. Les slogans imbéciles du genre «il est interdit d’interdire» ne pouvait que conduire à l’individualisme forcené, à l’égocentrisme frénétique. À cette dégénérescence interne s’ajoute l’émergence, puis la diffusion, de mentalités propres à des populations exogènes acculturées ou de cultures très différentes. La culture est comme la monnaie, la mauvaise culture chasse la bonne.
Un autre exemple de la décadence de notre société nous est donné par la grossièreté et la vulgarité qui a envahi les médias et tout particulièrement l’audiovisuel. Le débat sur la violence à la télévision est à n’a n’en pas douter, un vrai débat, mais il en existe un autre, plus subtil, plus sournois, c’est celui de la vulgarité. Notre système de valeurs s’est dégradé par le bas, en s’alignant sur ceux, les plus nombreux, dont ce n’était pas la préoccupation principale, tandis que les élites ont démissionné ou ont construit les barricades de mai 68.
L’égoïsme, la désinvolture, la violence et la vulgarité, constituent les ingrédients d'une société malade. Il est assez banal de prédire que le pire est le plus probable, il est déjà à la porte de nos villes. Il a fallu des siècles, pour ne pas dire des millénaires, pour que l'homme se polisse, devienne poli, par conséquent devienne respectueux de la dignité des autres. C'est alors que des esprits forts, ou se prétendant tels, ont taxé la politesse d'hypocrisie, oubliant qu'eux-mêmes n'étaient que des Tartuffes de la pensée et du politiquement correct. Il est, par exemple, affligeant de constater le succès de ce que l'on appelle aujourd'hui «un film-culte» (expression d'une rare sottise) comme Les valseuses, apologie de la grossièreté, du mauvais goût et de l'incivilité.
J'entends déjà l'objection: «Vous n'êtes pas moderne». La modernité n'est pas une vertu et encore moins une valeur, il en est de même pour la tradition. La modernité et la tradition sont tout au plus des constats, bons ou mauvais suivant leurs contenus. À cet égard, l'humanisme n'est pas une idée neuve, il ne s'inscrit ni dans la modernité ni dans la tradition, il est chaque jour à défendre et à redécouvrir. Et puis, j'entends une seconde objection à propos de ce que je viens de dire sur les mœurs contemporaines: vous n'êtes pas tolérants. Comme je fais de la tolérance le quatrième principe de base sur lequel repose l'humanisme, cela mérite une explication.
IV – La tolérance.
Il y a dans le terme de tolérance une connotation condescendante, «vous avez tort, mais je tolère que vous exprimiez une opinion différente de la mienne». On tolère souvent ce que l'on ne peut pas, ou que l'on ne veut pas interdire. On connaît l'apostrophe, souvent prêtée à Voltaire, de ce député de la III° République: «ce que vient de dire cet homme est abominable, mais je serais prêt à me faire tuer pour qu'il ait le droit de le dire». D'un autre côté la tolérance ne saurait être confondu avec la complaisance, personne dans cette «enceinte» ne pourrait «tolérer», du moins je l'espère, que l'on tienne des propos racistes, antisémites, que l'on tienne des propos de nature à inciter à la haine et à la violence.
Autrement dit la tolérance a ses limites. Le sens que je donne au mot de tolérance est d'ordre ontologique. (Au sens propre du terme, c'est-à-dire ce qui touche à la vérité de l'être, ontos en grec signifie l'être, logos le discours, autrement dit ce qui concerne les différentes facettes de l'être, le possible et l'impossible, le contingent et le nécessaire, le déterminé et l'indéterminé, etc…) Elle consiste à respecter et par conséquent à écouter les opinions philosophiques, scientifiques, politiques des uns et des autres. Écouter plutôt que parler (c'est-à-dire le contraire de ce que je suis en train de faire).
La tolérance est une forme de sagesse, la plus importante peut-être. C'est le refus de l'excessif, la mesure, la courtoisie, en bref la sérénité. Il est donc très rare et en en tout cas très difficile d'y parvenir.
La question centrale est la suivante : Sommes nous dans une époque de régression ou de progression de la tolérance? Tout dépend dans quel pays on vit. Assurément dans nos pays européens démocratiques et libéraux, il serait absurde de dire que la tolérance n'existe pas. À commencer par la plus importante des libertés, par l'expression même de la tolérance religieuse, la liberté de croire ou de ne pas croire en une entité divine, la liberté d'avoir une religion, celle que l'on veut, ou de ne pas en avoir. Il est de fait que, par exemple, l'Église catholique a perdu depuis quelque temps sa détestable habitude de brûler les gens qui n'avaient pas la même opinion qu'elle. Mais c'est une évolution récente en fait et en droit.
Ce n'est au fond que depuis Vatican II, depuis le bon pape Jean XXIII que l'Église a découvert une certaine forme de tolérance, avec toutes les nuances qu'il convient d'apporter vis-à-vis d'un groupe détenteur «de vérités révélées», une fois pour toutes, En somme ils tolèrent que certains soient dans l'erreur et ils ne cherchent plus à les convertir de force. Les différentes déclarations de «repentance» constituent également un progrès; le parti communiste français ne s'est jamais livré à ce genre d'exercice à la différence des communistes italiens par exemple .
V – La raison.
(Ou le refus de la transcendance)
L'homme est au centre de la pensée des humanistes, mais il n'est pas au centre de l'univers. Cette affirmation aujourd'hui banale a valu à Giordano Bruno d'être brûlé vif et à Galilée d'avoir failli l'être. L'orgueil de l'homme étant incommensurable, sa vanité étant sans limites, comme le dit Montaigne «de toutes les vanités la plus vaine c'est l'homme», il a eu beaucoup de mal à se remettre du constat qu'il habitait dans une petite planète tournant autour d'une étoile plutôt médiocre, elle même reléguée dans une minable galaxie d'un coin perdu de l'Univers.
Freud a décrit, les trois blessures narcissiques subies par l'humanité. La première c'est celle de Copernic, qui avant Galilée avait remis en cause le système de Ptolémée, le géocentrisme qui faisait de la terre le centre de l'univers. Première blessure cosmique. La seconde blessure c'est Darwin qui montre que l'homme est le résultat de la longue chaîne de l'évolution, il n'est pas apparu tel quel, ses ancêtres étaient bien différents. Enfin, dit Freud, la troisième blessure narcissique c'est moi qui les lui inflige, en montrant que l'homme qui se croit libre est en fait le produit de ses pulsions, de son inconscient, on pourrait ajouter, aujourd'hui, de son héritage génétique.
Il y a peu de temps dans une émission par ailleurs fort intéressante de France culture, une éminente personnalité du monde religieux disait: «L'humanisme sans Dieu, sans transcendance est un humanisme petit». Le Cardinal de Lubac a écrit un ouvrage, au demeurant passionnant pour décrire ce qu'il appelle: «Le drame de l'humanisme athée» . Est-il besoin de dire que je m'insurge contre une telle idée, car c'est exactement le contraire qui est vrai. Je reconnais aux Chrétiens le doit de se reconnaître dans les valeurs fondamentales de l'humanisme, tout au moins dans les quatre premières que j'ai tenté de décrire, et le Père de Lubac est un grand humaniste. Pour autant, les Chrétiens savent bien que seul Dieu est grand et que l'homme, sa créature est elle forcément petite, dépendante et reflet de son divin créateur. Sisyphe et Prométhée sont punis pour avoir dévoilé les mystères des dieux.
«Quand on déplace le centre de gravité de la vie non pas vers la vie, mais vers l'au-delà, vers le néant, on a enlevé à la vie tout centre quel qu'il soit» . S'il faut à l'homme une parcelle divine pour être grand, ce n'est donc pas l'homme qui est grand mais la divinité.
Les Chrétiens ont naturellement une analyse diamétralement opposée, le Père Henri Madelin, expose clairement la problématique chrétienne: «L'homme se reçoit dans l'existence, il n'est pas l'inventeur de sa propre vie. Dieu a fait l'homme à son image, «à l'image de Dieu, homme et femme il les créa». Henri de Lubac ajoute: Si l'homme n'est plus le reflet de la divinité, il n'est plus rien. En réalité il n'est plus rien, parce qu'il n'y a plus rien qui dépasse l'homme» .
L'homme n'est plus rien, car sans la religion, sans Dieu, il est incapable d'organiser non seulement sa propre vie, mais la société tout entière. Pire il travaille contre lui-même, «sans Dieu l'homme ne peut en fin de compte qu'organiser [la terre] contre l'homme. L'humanisme exclusif est un humanisme inhumain» .
Si, comme je le crois, l'homme est seul, seul face à son destin, seul face à son angoisse, seul par rapport à son désespoir, seul par rapport à ses souffrances, j'ai tendance à dire que c'est justement cette solitude qui fait sa grandeur.
Si par contre, comme je ne le crois pas, l’essence précède l’existence, alors le concept de l’humanisme est vidé de toute sa substance. Je ne peux être ni libre, ni lucide ni responsable si je suis prédéterminé, on dirait aujourd’hui si je suis «programmé». L’ordinateur sur lequel je travaille n’a, malgré les apparences et malgré les tours qu’il me joue, aucune liberté, bien qu'il soit persuadé du contraire, et il finit toujours par m’obéir. L’homme n’est pas l'ordinateur de Dieu.
Il n’est d’humanisme conséquent, d'humanisme abouti, d'humanisme total, que l’humanisme athée. «L'athéisme est un humanisme radical, un humanisme qui non seulement place l'homme au centre de ses préoccupations, mais va le mettre vraiment au principe de toutes ses valeurs». (André Comte Sponville)
L’humanisme, on me l’accordera c’est de respecter avant tout la vie, c’est de dire avec Malraux, la vie ne vaut rien certes, mais rien ne vaut la vie. Si je suis «dans la main de Dieu», si je passe mon temps à dire «Inch Allah» que vaut vraiment la vie? Pas grand-chose à dire vrai; «le Seigneur l’a rappelé à lui» comme dit le Prêtre dans les églises, sur le cercueil du défunt, ce qui est une bien médiocre et généralement inutile consolation pour les proches. Humanisme et transcendance sont antinomiques. Pour l’athée c’est la vie qui est la transcendance, la valeur suprême, le bien essentiel puisque justement il n’y a rien d’autre. Je ne vois aucune grandeur, aucune dignité, dans la soumission à la divinité.
L'humanisme prend le contre-pied de la théologie - cette variante de la littérature fantastique - en ce sens qu'il sacralise la vie en elle-même et pour elle-même, sans avoir recours à des béquilles métaphysiques. Je crois profondément que le destin de l’homme est sa solitude, il est seul en lui-même, seul dans l’Univers, mais sa solitude est la rançon de sa liberté. L’absence de volonté divine donne tout son sens à la liberté de l’homme et à sa responsabilité et par conséquent à l'humanisme. Certes, un des Frères Karamazov peut dire «si rien n’est vrai, tout est permis», mais je partage la réponse de Nietzsche, qui dit, au contraire, si rien n’est vrai, rien n’est permis.
C'est par rapport à l'athéisme que le principe de responsabilité prend toute son ampleur, toute sa dimension. «Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à payer pour cette perte» . L'homme est sa propre fin et sa seule fin, «le destin est bien une affaire d'homme, qui doit être réglée entre les hommes» .
Puisque l'homme ne doit attendre aucune aide, aucun espoir, aucun salut, il lui reste à trouver son salut sur terre et dans ses actes, il lui appartient d’essayer de comprendre, de réfléchir, de décoder, d’analyser le monde dans lequel il vit, ce qui est aussi une manière de vivre l'humanisme... Comme le dit si bien le physicien Steven Weinberg: «L’effort consenti pour comprendre l’univers est l’une des rares choses qui élèvent la vie humaine au-dessus du niveau de la farce, et lui confère un peu de la dignité de la tragédie».
En conclusion, il devient possible de donner une définition de l'humanisme. En vérité cette définition existe. Grosso modo, la devise républicaine, Liberté, Égalité, Fraternité, résume, en la caricaturant un peu, la morale humaniste, l'humanisme n'a, en effet, guère la chance de s'épanouir en dehors du contexte démocratique. Tzvetan Todorov, dans le jardin imparfait, en a donné une définition plus savante. Pour lui, l'humanisme se définit par:
« L’autonomie du je, la finalité du tu et l’universalité des ils... Je dois être la source mon action, tu dois en être le but, ils appartiennent tous à la même espèce humaine... seule la réunion des trois constitue à proprement parler la pensée humaniste».
S’il s'agit bien de reconnaître une dignité égale à tous les hommes, mais si l'homme est la fin dernière de l'homme, quelle est cette fin dernière de l'homme? À la vérité nous n'en savons rien, l'homme est une invention récente. L’Homo sapiens sapiens n’a guère qu’une centaine de milliers d’années derrière lui et l’homme dit civilisé, tout au plus une dizaine de milliers d’années. Au regard non seulement du temps géologique, mais également par rapport à celui de l’apparition des premiers primates, il est clair que nous n’en sommes qu’au début d’un processus dont nous ne pouvons prévoir l’issue. Des savants ont récemment émis l'hypothèse que l'homme mettrait environ 800.000 ans environ avant de se transformer.
Le petit d’homme, lorsqu’il naît aujourd’hui n’est pas génétiquement différent du petit d’homme qui naissait il y a trente ou quarante mille ans, par contre il pourra, potentiellement, devenir très différent. Ce qui a évolué, ce n’est pas ce qui est en nous, mais ce qui est extérieur à nous. Ce qui a changé, c’est le monde, la société, avec ses valeurs, ses règles de vie, ses mythes et ses symboles. Chaque fois tout est à recommencer, tout est possible, le bien comme le mal.
Décidément nous ressemblons beaucoup à Sisyphe, condamné à remonter éternellement son rocher pour avoir percé le secret des dieux. C'est bien pourquoi: «Sisyphe est persuadé de l'origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n'a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore… La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux».
Jacques Piétri pour LibertyVox
Notes :
1 François Furet, Le passé d'une illusion, R. Laffont/Calmann-Lévy, 1995.
2 André Glucksmann, La troisième mort de Dieu, NIL éditions, 2000.
3 Alain Bauer, Xavier Raufer, La guerre ne fait que commencer ,J.C. Lattès, 2002.
4Érasme La complainte de la paix, Œuvres, Robert Laffont, Collect. Bouquins, 1992.
5 Érasme, Réflexions sur l'éducation, Op.cit.
6 Cf. Florence Burgat, Animal, mon prochain, Odile Jacob,1997.
7Friedrich Nietzsche, Contribution à la généalogie de la morale, Christian Bourgeois, 1974.
8Jean Rostand, Pensées d’un biologiste, Stock, 1954.
9 Tzvetan Todorov, Le jardin imparfait, Grasset, 1998.
10Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, Seuil, 1991.
11Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942.
12 «Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à ton prochain «. (Exode XX 17) Le rédacteur avait bien compris que le désir mimétique était tellement puissant que seuls des interdits non moins puissants pouvaient éviter la violence.
13 Massimo d'Alema, ancien dirigeant communiste devenu président du PDS déclarait en février 1998, lors de la clôture du Congrès de son Parti : «Le communisme s'est transformé en une force d'oppression, un totalitarisme coupable de crimes gigantesques. «
14 Henri de Lubac, Le drame de l'humanisme athée, Cerf, 1998.
15 Friedrich Nietzsche, L'Antéchrist, Flammarion, 1994.
16 Henri de Lubac, Op. cit.
17 Henri de Lubac, Op. cit.
18 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Œuvres complètes,
19 Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1995.
20Phrase de conclusion de l’ouvrage de Steven Weinberg : “Les trois premières minutes de l’univers.” Ed. du Seuil. S.Weinberg a reçu, en 1979, le prix Nobel de physique.
21 Albert Camus, Op. cit.