Banlieues
Voyage avec les CRS dans les cités de l'angoisse
En patrouille avec les durs de la police. Reportage.
Jacques-Pierre Amette
A Aulnay-sous-Bois nord, vers la rue Henri-Matisse, les véhicules blancs des CRS sont alignés. C'est lundi. Ronds-points éclairés a giorno, centres commerciaux éteints, immeubles en barres grisâtres qui forment des murailles percées par les faibles lueurs des appartements. Dans la nuit en perspective, ce sont des blocs de silence. Du béton bunker alvéolé. Les alignements des lampadaires et leur lumière diffuse qui troue mal la nuit brumeuse, de leur éclat sodium. Quelques calots de CRS autour du véhicule blanc aux vitres teintées. bloc hermétique. Seulement le point rouge de la radio HF sur le tableau de bord... Silhouettes de robocop avec jambières, boule du casque sur la hanche, torche à la main. On se dégourdit les jambes. C'est la onzième nuit, de 16 h 30 à 2, voire 3 heures du matin. Ils lèvent parfois la tête. « Ça vient d'en haut, les cocktails molotov. tenez, regardez ! » On distingue comme des taches d'encre sombres éclatées sur le ciment. « Voilà une trace de cocktail... » Ils inspectent du regard les interminables balcons et leurs paraboles TV. Tout est calme comme dans un sous-marin au secret dans son mouillage. Il y a une ambiance attentive, comme des radaristes devant leurs écrans qui balaient l'obscurité. Ils murmurent tous : « le danger vient d'en haut... » Un autre, originaire de Toulouse. « J'ai vu tomber des parpaings ou même des frigos il y a quelques années. - Et cette année ? - non, des cocktails Molotov ! » Un moustachu venu d'une compagnie qui a longtemps « cantonné » du côté de Tarbes. « Une surprise ? Non. Une extension. Cet été, il y a eu des feux de véhicules, des Ford Fiesta. Ils volent, ils s'amusent. C'est un jeu, c'est tout. On les connaît, on est habitués.
- Pourquoi des Ford Fiesta ?
- Elles sont faciles à voler. Cet été, c'est arrivé et ça recommence... tous mes collègues vous le diront, ils volent, ils font un rodéo, ils brûlent...
- Pourquoi ?
- Un jeu. Ils ne sont plus scolarisés. Ils savent qu'ils ne trouveront pas de boulot, alors ils se mettent en bande et ils font une compétition avec la cité voisine. La cité des fleurs contre la cité gagarine. Dix voitures à six. On a gagné ! On est les plus forts ! ils voient leur grand frère lui aussi déscolarisé, qui vit de trafics et vit mieux que l'autre frère, celui qui a suivi des études ! c'est chômage, puis fin de droits, puis rien. Ils tournent, ils errent, ils se regroupent, ils ont la fierté. »
Pendant qu'on papote, des filles black en jeans serrés, bijoux, ceintures larges, bottes hautes, nonchalantes, longues et souples, marchent sur le trottoir en face et sourient furtivement.
Plus courtaud, rondouillard, Marcel, cheveux gris et nez en patate, rougeaud, calot crânement pointé vers le nez, jambes écartées, est un vieux de la vieille. Il a connu Vaulx-en-Velin. « il tombait des téléviseurs ! on nous reproche de vérifier des blacks et des beurs, mais on patrouille dans des cités où il y a 88 % de blacks et de beurs. Si on patrouillait à Neuilly, on vérifierait les bourgeois ! »
En retrait le long des pelouses rases et brunes avec peupliers étiques, un autocar de CRS. Portières ouvertes, pas toutes. A l'intérieur, les uns sont assoupis, les autres, autour d'une table en Formica pliante genre camping-car, mangent en silence. Barquettes de céleri ou tranches de saucisson coupées avec Laguiole. Dans des bouteilles d'eau minérale, du café très noir. Au milieu du bordel de casques, de gilets pare-balles, de jambières, des genouillères, des gros gants épais, ça tient du vestiaire de l'équipe de base-ball (mais en bleu noir funèbre), du barda de la tournée des All Blacks ou de la chambrée au moment du paquetage pour départ en mission.
Ce soir calme subit. En général, le jeune CRS ne parle pas ou peu. Visage lisse, nuque dégagée au rasoir, équipement lourd, net, avec des brillances d'acier, ces hommes sont blancs, secs, garrottés par les consignes. Le calot impeccable. Regard méfiant, dur. Il parle comme un légionnaire noir : « On gère. Avec souplesse et compétence. Pour le reste, voyez nos supérieurs. » Un roux criblé de taches de rousseur, les avant-bras croisés sur le volant, un oeil sur l'avenue devant lui, une oreille sur les fréquences radio qui racontent que la CRS 35-23 cette nuit a eu une voiture brûlée sur le parking de son cantonnement vers Mulhouse. Cocktail jeté par-dessus l'enclos.
Un jeune au profil de hussard dit : « Moi, je parle pas ! faut voir avec nos syndicats ! », et il reprend avec dédain son job de balayage visuel. on découvre que les nouveaux, comme des « marie-louise » qui montent au front, sont fermés, nerveux, tendus. A l'inverse, les anciens, avec leurs grades usés, leurs gestes débonnaires et leur panse, sont des grognards. Ils racontent leurs campagnes passées. Lyon. Colmar. Pau. Les vieux bahuts. Quand on nous caillaissait. « Moi, au fond, qu'on caillasse les bahuts, ça me gêne pas trop... on est là pour recevoir des caillasses. Mais si on ne vient pas ? Qu'est-ce qui va se passer ? Tous ces honnêtes gens des banlieues qui travaillent et qui ont leur bagnole qui crame... hein ? Si on vient pas ? hein ? Alors je préfère qu'on caillasse mon véhicule, à tout prendre, en fin de compte !... » et on se dit qu'il a en tête une vague de bonté et qu'il est devant une drôle de maladie avec ses fièvres qu'il comprend mal.
Et surtout, ce soir calme subit qui bat doucement dans le quartier. Ça l'inquiète. Ça laisse planer un fin malaise, comme si on était toujours dans l'imminence... Devant les cités vides, mornes, avec des fenêtres qui s'éteignent, les vieux de la vieille hument la soirée, se réchauffent en marchant dans les grandes zones d'ombre et en bavardant un peu. « Hier, des collègues ont reçu des cocktails là-bas ! On a grenadé, on est monté dans les escaliers, on a repris la place. » Une autre grande asperge se balance d'une jambe sur l'autre avec la lassitude du type qui sait que ça n'en finira pas comme ça, en un jour, « parce que ça vient de loin, on est habitués.
- Comment vous expliquez le calme ce soir ?
- Que j'explique le calme ce soir ? Soit les recteurs et les imams ont calmé le jeu auprès des familles, soit l'accalmie est due à une organisation mafieuse ramifiée qui a donné des consignes sur tout le pays... et là, ça devient embêtant. »
Un collègue qui remue d'un pied sur l'autre, superbement enrhumé : « Alors là, si c'est ça, on est dans la merde !... »
Tard dans la soirée, il y aura Argenteuil, Aubervilliers, le commissariat central de Saint-Denis et sa porte de garage automatisée qui ne cesse de laisser passer des voitures de police, vroum vroum ! pour se refermer façon forteresse... Saint-Denis, Aulnay-sous-Bois, le Val-d'Argent... Les feux rouges et verts en enfilade, les quadruples voies express désertes, les immeubles comme des paquebots échoués dans l'obscurité. Ajoutez les terrains de sport au vide spectral, la baraque d'un grec qui vend des sandwichs, logée dans la nappe obscure de la nuit, puis les espaces d'asphalte des centres commerciaux, reflétés par les halls vitrés ; c'est tout à fait lunaire.
Trois beurettes rentrent chez elle, gaies comme des écolières. Atmosphère surnaturelle d'un entrepôt qui éclaire ses grillages et pentes herbeuses finissant en taillis : tout devient piège, silence, possible abri à complots, trou noir d'où peut jaillir une bande de lutins fous à capuche.
« On a manqué de casques. » Si vous découvrez, méfiant, quelques vagues silhouettes d'hommes penchés à 1 heure du matin sur le moteur d'un monospace vraiment en panne, alors vous vous dites que vous devenez contaminé et que vous entrez dans la steppe de la grande parano. Poison de la suspicion qu'il faut absolument combattre. Combinez tout ça et vous aurez un théâtre de l'attente, assez rongeant... L'ironie est que le CRS, modèle courant, muet de nature, vite hérissé, grignoté par l'ennui, lui qui attend la voiture qui s'enflamme, ne voit qu'un panneau lumineux gigantesque qui tourne pendant des heures pour lui proposer la nouvelle Renault. Dans l'ombre, on parle à voix basse dans les cars tandis que d'autres Robocop bâillent.
Pourtant, la tension est là. Elle imbibe cette espèce de zone portuaire en dérive. Parfois, l'extrême silence est fracassé par le raffut d'une Clio poussiéreuse, qui déboule toutes vitres baissées pour diffuser à fond un rap boum boum boum. Profils entrevus de trois blacks en survêt', souriants. La voiture disparaît aussi vite qu'elle est venue... La compagnie de CRS retombe dans l'hibernation nocturne des heures creuses. L'attente. L'ennui. La rumination de la sentinelle. La radio de bord figée dans ses phosphorescences vertes.
Pour qu'un CRS parle vraiment, il faut l'anonymat d'une simple voix sur le portable. De jour plutôt. Un type reposé en charentaises dans sa caserne. « Les pyromanes connaissent parfaitement le terrain, ils sont rapides, précis, sportifs, organisés. Bien sûr, nous, on n'est pas des handicapés, on est des sportifs, ce n'est pas une question de rapidité. Mais nous, on a une question d'équipement.
- Comment ça ?
- Hier soir, les garçons ont eu des problèmes avec des casques. on a manqué de casques. Les casques sont à dotation collective. Pas individuelle. Et ils sont en nombre insuffisant ! J'ai des collègues qui ont manqué de casques hier, c'est embêtant. Aujourd'hui, au jour d'aujourd'hui, ça paraît logique qu'un fonctionnaire ait son casque. Je ne vous cache pas que des collègues hier soir dans l'essonne ont eu des problèmes de désengagement. On a des grenades spécialisées dites "de désengagement" très particulières, elles sont en nombre insuffisant. Et il y a des collègues qui n'ont plus été approvisionnés en grenades et qui ont relancé des cailloux sur les manifestants. Mettez-le. Dites-le pour notre hiérarchie. Et puis dites aussi qu'il s'agit le plus souvent de gosses qui ont entre 10 et 15 ans, le petit frère. Une infime minorité déscolarisée, que font les parents ? Ce qui est désolant, c'est l'impunité ! On les attrape, ces incendiaires, et on les reconduit chez eux. C'est désolant ! Pour le reste, le collègue, il va pas se mouiller, il va vous réciter le chapitre administratif ! Hé !... »
Texte repris du site le point