Du Caire à Damas, le règne de fer des «services»
Georges Malbrunot
01 avril 2006, (Rubrique International)
Les tout-puissants services de renseignements arabes, les «moukhabarats», brident l'ouverture démocratique souhaitée par les Etats-Unis, mais la menace terroriste renforce leur pouvoir.
DANS L'IMMENSE salle à manger du général Jamil al-Sayyed trônaient plusieurs photos le montrant avec le pape Jean-Paul II ou le président Jacques Chirac en train de recevoir le président libanais Emile Lahoud. «C'est une tradition dans les pays arabes, le patron des moukhabarats accompagne le chef de l'Etat en visite officielle à l'étranger», nous confiait, l'été dernier à Beyrouth, l'ancien responsable de la sûreté générale, avant d'être emprisonné dans le cadre de l'enquête sur l'assassinat de l'ancien premier ministre Rafic Hariri.
Moukhabarat (police secrète) : de Bagdad au Caire en passant par Damas, le mot fait frissonner. Leurs chefs, qui souvent ont le pouvoir d'emprisonner, sont les véritables numéros deux des régimes en place. Ils sont les seuls à savoir ce qui se passe dans leur pays. Ainsi d'Omar Souleiman en Egypte, d'Assef Shawkat, le beau-frère du président Bachar al-Assad, en Syrie, et de Jamil al-Sayyed au Liban, jusqu'à son arrestation.
Leur légitimité dépend de leur lien avec le président de la République, l'émir ou le roi, auquel ils rendent compte. Implacables en Syrie ou en Egypte, plus professionnels en Jordanie, partout leur sphère d'influence dépasse la sécurité. Omar Souleiman par exemple est l'homme des contacts secrets avec Palestiniens et Israéliens. «Quand vous allez voir le chef des moukhabarats, vous êtes accueilli dans un palais souvent plus clinquant que celui du roi», se souvient un responsable occidental.
«Les régimes de fer ont besoin de services puissants pour surveiller leur population, réprimer les opposants et protéger leurs dirigeants», constate de son côté un expert du sérail. Leurs bras invisibles pénètrent en profondeur les sociétés. En Syrie, les officines ne se contentent pas d'écouter les téléphones ou de surveiller les courriels. Elles disposent de leurs propres contrôles aux aéroports et aux frontières terrestres. Au Liban, les hôtels sont discrètement équipés d'un ordinateur relié à la sûreté générale, pour lui transmettre la liste des clients enregistrés. En Jordanie, pays pourtant relativement libéral, les services de renseignements doivent approuver la nomination d'un professeur d'université ou d'un éditorialiste. Impitoyables, les agents syriens peuvent jeter neuf mois en prison une Damascène qui avait eu l'imprudence d'envoyer par courriel une photo désobligeante d'Emile Lahoud en position de soumission vis-à-vis de Bashar al-Assad.
Prisons clandestines
Au-dessus des lois, certains de leurs chefs disposent de leurs propres prisons clandestines. Il en est ainsi à Gaza pour la Sécurité préventive ou à Bagdad, aujourd'hui encore au ministère de l'Intérieur. Et sur les bords du Tigre, comme ailleurs, les responsables des services savent monnayer leurs carnets d'adresses (voir encadré).
«Qui a donné des pouvoirs étendus aux moukhabarats du Moyen-Orient» ? s'interroge l'expert. «Ce sont les Français et les Anglais qui, à l'époque de leur mandat sur le Levant dans les années 40, ont cherché à asseoir un pouvoir qui n'était pas plus légitime que ceux d'aujourd'hui au Caire, à Damas ou en Arabie saoudite», ajoute-t-il.
Inquiets des risques de contagion communiste puis islamiste, les Américains, ensuite, ont apprécié l'efficacité de cette tenaille sur les populations. Quitte même à la consolider. «Quand nous disions aux Américains qu'il fallait renforcer la société civile palestinienne, se souvient un ancien responsable d'un service de renseignement européen, ils nous répondaient : priorité aux services de renseignements.»
A l'époque, l'administration Clinton recherchait avant tout «la stabilité» au Moyen-Orient. Après les attentats du 11 septembre 2001, l'équipe Bush a privilégié les avancées démocratiques, quitte à créer «un chaos destructeur», comme en Irak. «S'ils poussaient leur logique jusqu'au bout, ajoute cet ancien responsable, cela voudrait dire que les services de renseignements devraient rentrer dans le rang.»
Mais face à une menace islamiste persistante, les Américains sont pris au piège de la lutte antiterroriste : ils ont un besoin encore plus grand de «grandes oreilles arabes». Y compris venant d'Etats pourtant parias à Washington. «Quand les politiques ne se parlent plus, il faut bien que d'autres maintiennent un contact», reconnaît un agent français. Même après avoir été placée sur «l'Axe du mal», la Syrie a collaboré avec la CIA, livrant une information qui permit de déjouer un attentat terroriste anti-américain à Bahreïn. «Les Syriens nous fournissaient les mails des islamistes français qui s'apprêtaient à passer en Irak», se souvient un policier à Paris. Il rappelle une autre réalité : bien avant que la France ou les Etats-Unis ne parlent à Yasser Arafat, la CIA et la DST discutaient dès les années 70 avec Abou Iyad, son responsable des services.
Après les attentats islamistes de novembre 2005 contre des hôtels d'Amman, le roi Abdallah n'hésita pas à nommer un ancien chef des moukhabarats, Marouf Bakhit, au poste de premier ministre, avec comme priorités : infiltrer les cellules dormantes djihadistes revenues d'Irak et d'Afghanistan et accroître la coopération avec ses homologues saoudiens, pakistanais, mais aussi américains et israéliens. Quitte à nourrir une sujétion pro-occidentale déjà impo- pulaire. Dans le royaume hachémite, comme ailleurs, l'ampleur du défi s'accompagne d'une pression sécuritaire largement incompatible avec les promesses d'avancées démocratiques. Dans les syndicats étudiants jordaniens par exemple, les services ont imposé que seule la moitié des représentants soit élue, le reste devant être désigné par le pouvoir, donc validé par ses «grandes oreilles», pour y contrer la pénétration d'al-Qaida. «Où est la démocratie ?, regrettent de nombreux Jordaniens. Les moukhabarats veulent contrôler l'ouverture promise», constate un député. Et à Amman comme ailleurs, le roi n'est pas prêt à sacrifier ses centurions sur l'autel des réformes.