Interview de Philippe Val
par Liliane Messika (Primo-Europe)
08/02/07
Texte repris du site de Primo-Europe.
Primo : Philippe Val, comment vous êtes-vous retrouvé rédacteur en chef de Charlie-Hebdo ?
Philippe Val : J’ai participé à la création d’un journal avec Cabu, « La grosse Bertha » dans les années 1990 et quand cette aventure s’est terminée, nous avons décidé, Cabu et moi, de re-fonder Charlie-Hebdo, qui ne paraissait plus depuis une douzaine d’années. C’était en 1992.
La gauche, aujourd’hui, est altermondialiste, antisioniste et refuse de stigmatiser les islamistes de peur d’apparaître « islamophobe ». Comment se fait-il que Charlie, clairement étiqueté à gauche, ait conservé une liberté de ton et surtout une liberté de pensée ?
Je ne crois pas une seconde que l’ensemble de la gauche rentre dans cette caricature. Il n’y a pas de raison que les Robespierristes aient le monopole de la gauche. La gauche a toujours été divisée entre les réformistes, qui tiennent compte de la réalité, et les dogmatiques qui prennent leurs cauchemars pour notre réalité.
Pour prendre une métaphore mécanique, il y a deux sortes de mécaniciens : ceux qui refusent de mettre les mains dans le cambouis, qui « pensent » la mécanique pure et immaculée et ceux qui réparent les moteurs. Ceux-là ont du cambouis jusqu’au coude et les autres restent nickel, sauf quand l’histoire leur permet d’avoir du sang sur les mains. Je préfère ceux qui mettent les mains dans le cambouis.
A un Congrès de Tours d’aujourd’hui –qui manque - je serais avec un Léon Blum – qui manque aussi.
Vous luttez contre l’intolérance, fût-ce au risque d’apparaître « de droite » ?
Depuis les débuts de la démocratie, il y a toujours eu débat entre deux tendances irréconciliables : ceux qui pensent que la tolérance, c’est la liberté de conscience, et ceux pour qui c’est la liberté de penser. La première est majoritaire, hélas, mais nous luttons pour que la seconde l’emporte.
Parce que la liberté de conscience ne reconnaît aucun droit à ceux qui se contentent de la raison pour élaborer des solutions au « vivre ensemble ». La liberté de culte ne suffit pas à la démocratie. Elle nécessite la libre parole des libres penseurs.
Vous avez publié les caricatures de Mahomet, allez-vous publier les caricatures de la Shoah dont le principal quotidien iranien a organisé un concours ?
Nous avions décidé de les publier, accompagnées des commentaires d’un historien spécialiste de la Shoah. Pour l’instant, le concours ne s’est pas terminé comme cela avait été prévu, par la publication le 14 mai, c’est-à-dire le jour anniversaire de l’indépendance d’Israël. Je ne sais pas s’il s’agit d’un élément d’une négociation ou si les Iraniens avaient d’autres chats à fouetter.
De toute façon, les caricatures nous les avons, mais nous n’allons pas prendre l’initiative de les publier si eux ne le font pas. Notre projet de publication était une réponse politique et éthique. Nous ne faisons pas de la provocation gratuite, nous affirmons une liberté légitime.
Vous avez évoqué l’indépendance d’Israël. Là aussi, vous avez un positionnement original ?
Je suis pour deux Etats pour deux peuples, deux Etats séparés, qui permettent à chacun de vivre en paix à l’intérieur de ses frontières, en souhaitant, pour un avenir le plus proche possible, qu’ils deviendront des Etats unis et réconciliés, comme la France et l’Allemagne.
Je n’arrive pas à comprendre le mécanisme qui a fait que soutenir Israël est vu comme l’apanage de la droite et soutenir les Palestiniens, celui, tout aussi caricatural de la gauche. Moi je suis de gauche et je pense que l’intégrité d’Israël n’est pas négociable, et qu’il faut tout faire pour qu’il existe, comme c’est légitime.
La haine de soi : la sale maladie des peuples fatigués
Vous devez vous sentir bien seul ?
Non, rien n’est perdu et le pire n’est pas toujours sûr. Même l’anti-américanisme peut évoluer. Par exemple si Hillary Clinton est élue à la place de Bush, la situation se modifiera sans doute sensiblement. Pour les Etats-Unis, pour le Moyen-Orient, pour la Chine. Et le regard sur les Etats-Unis changera aussi. L’anti-américanisme ne date pas d’hier. Il a commencé au XIXe siècle : la France, qui est parmi les fondateurs des Etats-Unis, s’est vite trouvée en concurrence avec ce pays neuf et une partie des élites françaises a alors versé dans l’anti-américanisme.
Là encore, ce n’était pas l’apanage de crétins, il y avait des gens comme Baudelaire, qui ont cédé à cette xénophobie, et en ont élaboré la vulgate : un pays où le seul idéal serait le dollar…
On voit bien que le discours anti-Américain est articulé exactement comme le discours antisémite. Ce sont les mêmes mécanismes et les mêmes préjugés qui le sous-tendent. Parce que l’Amérique est un pays d’immigration, on lui reproche son cosmopolitisme, comme on le reprochait aux Juifs.
Alors comme les USA soutiennent Israël et que les Juifs y sont influents, les deux haines s’additionnent et se complètent. C’est très confortable, la haine de l’autre : cela évite de se remettre en question quand on se pisse dessus. Pas besoin de chercher à mieux viser la prochaine fois : il suffit d’en rejeter la responsabilité sur l’autre.
Je suis de gauche et j’aime les Etats-Unis, c’est une terre d’immigration, une grande démocratie qui a donné au monde des peintres, des écrivains, des musiciens, des cinéastes irremplaçables… En jouir secrètement tout en refusant de le reconnaître revient à se haïr soi-même, ce qui est la sale maladie des peuples fatigués.
La presse, pouvoir ou contre-pouvoir, aujourd’hui ?
On dit que c’est le quatrième pouvoir et il est fondamental car sans lui, pas de démocratie. Si Montesquieu avait vécu jusqu’à la fin du XIXe siècle, il aurait certainement voulu que ce quatrième pouvoir soit aussi indépendant des trois autres que les trois autres entre eux.
La liberté de la presse, c’est l’exercice d’un droit qui prend la forme d’un pouvoir. Sans liberté d’expression dans la presse, il ne peut y avoir de démocratie, car les arguments du débat démocratique sont nourris des informations multiples trouvées dans la presse libre. C’est un rouage, peut-être même le plus important de tous : il amène la matière même du débat démocratique.
Vous trouvez qu’en France, aujourd’hui, la presse joue véritablement son rôle ?
Les sources pour s’informer sont nombreuses. Si on veut savoir, on sait. Ce qui empêche le public de savoir, ce n’est pas le manque d’information, c’est la flemme, le refus de s’informer. Ou le désir d’aller puiser l’information là où elle ne risque pas de déranger nos convictions. Alimenter en soi de quoi penser contre soi-même devrait faire partie de l’éducation des petits enfants. Cela étant dit, la presse va très mal.
L’indépendance des journaux de référence, des quotidiens nationaux, ne tient plus qu’à deux fils en train de céder : la fidélité de leurs lecteurs, et le bon vouloir des patrons des groupes industriels qui les possèdent. Ce qui vient d’arriver à Serge July et à Alain Génestar n’est une bonne nouvelle pour personne, mais tout le monde regarde ailleurs…
C’est ainsi que vous expliquez la situation de la France, où un seul quotidien atteint le million de lecteurs, alors que l’Angleterre, avec le même nombre d’habitants, a plus de cinq titres qui tirent à plus de 3 millions d’exemplaires ?
La France est à l’avant-garde du déclin de la presse écrite. C’est une aventure qui n’est plus très porteuse. La précarité du système publicitaire augmente, car la publicité passera désormais sur Internet. Le désir d’investir dans la presse écrite n’est plus si clair. Pour subsister, la presse écrite devra se convertir à l’idée qu’elle doit offrir une valeur ajoutée. Cette valeur ajoutée, ce ne sont pas des photos de filles à poil ou de mollets de footballeurs, c’est de la matière grise.
Les titres gratuits d’aujourd’hui sont les chevaux de corbillard des rédactions indépendantes. Les gens ne se rendent pas compte qu’on ne leur fait vraiment pas un cadeau avec ces torchons conçus par des demi-neurones. Ils le paieront au prix fort, celui de la pluralité de la presse. Ce qui incite les gens à lire, c’est le désir d’apprendre, la curiosité. La presse doit se doter de cette valeur ajoutée irremplaçable qu’est la qualité.
Quel avenir pour Charlie-Hebdo ? Et pour Philippe Val ?
Charlie est un journal indépendant. Il n’est pas soumis au diktat de la publicité, il ne dépend pas d’un financier extérieur, il n’a pas de dettes, c’est un journal connu. Il est dans une position qui lui permettra peut-être d’être un laboratoire de ce que peut devenir un journal au XXIe siècle. C’est un journal sérieux qui ne se prend pas au sérieux. Nous faisons extrêmement attention à ce que nous publions.
Quant à moi, je m’y sens à ma place. J’ai beaucoup entrepris, dans ma vie, et je ne me sens pas l’envie de recommencer ailleurs, à être gestionnaire et manager en plus de ma passion, qui est l’écriture. C’est ce qui me donne le plus de désirs et de sensations.
Vous avez des livres en projet ?
Oui, trois. « Espèce d’homme ! » qui sort en octobre 2006 chez Grasset, « Les traîtres et les crétins », en janvier 2007 au Cherche-Midi et un projet avec Daniel Leconte pour le Seuil, un « Dictionnaire politique portatif ».
Merci Philippe Val, nous continuerons d’écouter votre parole libre, et de la lire !
Entretien conduit par Liliane Messika
© Primo Europe
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Philippe Val est l'auteur, entre autres, aux éditions du Cherche-Midi, des ouvrages suivants :
Le référendum des lâches : Les arguments tabous du oui et du non à l'Europe
Bons baisers de Ben Laden
Bonjour l'ambiance, chroniques
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[Texte aimablement signalé par R.R., Bruxelles.]
Mis en ligne le 08 février 2007, par M. Macina, sur le site upjf.org