Y. Melman
« L'agressivité des Iraniens à l'égard d'Israël s'explique en bonne partie par l'existence d'un grave conflit financier, révèle Ha'Aretz. Retour sur une histoire qui remonte à l'époque du chah. »
(Courrier International).
07/12/06
Haaretz
Traduction française ; Courrier International (7 décembre 2006 n° 840, sur abonnement)
Malgré les déclarations incendiaires des dirigeants de l'Iran - le président Mahmoud Ahmadinejad vient encore d'affirmer qu'il s'attendait à la destruction de "l'entité sioniste" d'ici quelques années, des négociateurs iraniens poursuivent des pourparlers tout ce qu'il y a de plus directs avec des délégués israéliens. Les deux pays tentent en effet de régler un lourd et complexe contentieux financier depuis plus de deux décennies. Car trois litiges opposent Israël à l'Iran.
Traités sous les juridictions de plusieurs Etats européens, ces contentieux renvoient tous à une entité juridique nébuleuse du nom de Trans-Asiatic Oil, créée à l'époque des relations pétrolières secrètes entre les deux pays. Voici trois ans, au terme d'une interminable médiation, il a été statué que les compagnies pétrolières israéliennes devaient à l'Iranian National Oil Company plusieurs dizaines de millions de dollars. Une chose est sûre : toutes les parties ont rivalisé d'efforts pour garder le secret le plus absolu sur cette décision et sur les contacts qui l'ont précédée.
Dès l'instant où l'Iran, en 1951, a reconnu de facto l'Etat d'Israël, des relations de plus en plus étroites se sont nouées entre les deux pays, au point de représenter, au milieu des années 1970, un véritable partenariat stratégique. Ce partenariat était fondé sur quatre axes : l'aide iranienne à l'émigration des Juifs d'Irak, la coopération israélo-iranienne en matière de renseignements (le Shabak, le Mossad et Tsahal aidèrent à la professionnalisation de la Savak iranienne et au soutien apporté à l'insurrection kurde d'Irak), la coopération militaire et la livraison de pétrole iranien.
Au début de l'année 1975, la coopération militaire fit un bond, avec un investissement iranien de 1,2 milliard de dollars dans plusieurs projets de recherche-développement israéliens. Ce programme, baptisé du nom de code Tzour, comprenait entre autres la construction d'une fabrique de munitions Soltam en Iran, le développement du chasseur Lavi, la construction d'un missile mer-mer de type Gavriel et, enfin, la mise au point d'un missile sol-sol d'une portée de 600 kilomètres. Au moment où l'ayatollah Khomeyni prenait le pouvoir et mettait un terme à cette coopération, Israël était sur le point de fabriquer la nouvelle génération de Gavriel sur le sol iranien.
La livraison de pétrole iranien à Israël a quant à elle commencé dès le début des années 1950. Le pétrole était fourni via le port d'Eilat, pour ensuite être envoyé à Beersheba par un oléoduc dont la construction avait été confiée à la famille Rothschild. Après la guerre des Six-Jours et la fermeture du canal de Suez [1967], le Premier ministre israélien de l'époque, Lévy Eshkol, persuada le chah, Mohammad Reza Pahlavi, de mettre à profit cette nouvelle situation pour mettre sur pied ce projet israélo-iranien. C'est ainsi que naquit la Trans-Asiatic Oil, un partenariat économique entre le ministère des Finances israélien et l'Iranian National Oil Company. Les responsables iraniens craignaient par-dessus tout que ce projet soit éventé et de devoir faire face aux attaques des Etats arabes. C'est pourquoi la Trans-Asiatic fut enregistrée au Panamá.
Le régime du Chah se mit à vaciller
En Israël, la Trans-Asiatic opérait comme une société à capitaux étrangers. Elle racheta l'oléoduc à la famille Rothschild et le doubla d'un autre pipeline, reliant, lui, Eilat [sur la mer Rouge] à Ashkelon [sur la Méditerranée], où des terminaux furent bâtis en 1969. La fermeture du canal de Suez avait compliqué la livraison de pétrole du golfe Arabo-Persique au marché européen, les pétroliers étant contraints de contourner le cap de Bonne-Espérance. En créant la Trans-Asiatic, l'idée était évidemment de raccourcir le trajet et d'accroître les marges bénéficiaires. L'essentiel du pétrole iranien était envoyé vers les terminaux d'Ashkelon à destination du marché européen, et seul un petit pourcentage était affecté à l'économie israélienne. La Trans-Asiatic entretenait une flotte de 30 pétroliers et, les années fastes, transportait quelque 54 millions de tonnes de brut.
Mais, après une décennie de transactions fructueuses, la crise arriva. Le régime du chah se mit à vaciller. Quelques mois avant la prise du pouvoir par l'ayatollah Khomeyni, l'Iranian National Oil Company cessa ses ventes de brut à la Trans-Asiatic et cette dernière fut paralysée. L'une des premières décisions de Khomeyni fut de rompre toutes les relations de l'Iran avec Israël. La plupart des sociétés et des hommes d'affaires israéliens qui avaient investi en Iran dans la construction, les communications, les infrastructures, la drogue et le commerce eurent tôt fait de déguerpir. Les Iraniens devaient encore de l'argent à certains d'entre eux, comme Yaakov Nimrodi, qui avait construit l'usine de dessalement de l'eau de mer de l'île de Kish. Quant aux projets de coopération dans le domaine sécuritaire, ils furent bien évidemment interrompus.
Les dettes israéliennes n'ont pas été honorées
Dans un premier temps, les responsables de la Trans-Asiatic tentèrent de négocier secrètement avec l'Iranian National Oil Company une dissolution de la société à l'amiable. Mais les Iraniens refusèrent tout contact avec des Israéliens. La Trans-Asiatic vendit ses pétroliers à perte, licencia des centaines de salariés et ferma ses représentations à l'étranger. La société échappa de justesse à la faillite grâce au traité de paix signé en 1979 entre l'Egypte et Israël. Les accords de Camp David stipulaient en effet que l'Egypte exporterait du pétrole en Israël en dédommagement de la perte des puits de pétrole du Sinaï.
En 1985, les Iraniens se sont tout à coup montrés à nouveau intéressés par la Trans-Asiatic. Rompant avec leur refus de négocier, même indirectement, avec des Israéliens, ils chargèrent des cabinets d'avocats européens d'exiger de la société qu'elle s'acquitte de ses dettes envers l'Iranian National Oil Company. Ces dettes étaient de trois ordres. D'abord, les dettes contractées par les compagnies [israéliennes] Paz, Sonol et Delek et estimées à plus de 100 millions de dollars en 1979. Ensuite, une dette contractée directement par Trans-Asiatic et estimée en 1979 à 1,5 milliard de dollars. Et, enfin, une dette contractée sous la forme de comptes en banque communs. L'Iran affirmait qu'Israël avait pillé la compagnie unilatéralement en volant ses biens et ses avoirs. La ligne adoptée par Israël était que la responsabilité en incombait à l'Iranian National Oil Company, laquelle avait unilatéralement cessé d'honorer ses engagements en 1979.
Israël proposa d'entamer des pourparlers portant sur tous les anciens projets communs, afin de faire un décompte global, chose que refusa l'Iran, lequel exigeait que la Trans-Asiatic paie d'abord ses dettes. Israël rejetant cette exigence, les Iraniens s'appuyèrent sur une clause du contrat pour demander un arbitrage. Deux procédures d'arbitrage furent ouvertes en Suisse, et une troisième dans un autre pays européen. La tactique adoptée par Israël a consisté à traîner des pieds et à refuser de payer le moindre centime aux Iraniens, au point de ne tout simplement pas payer les salaires et les honoraires des médiateurs israéliens.
Voici trois ans, après plus de vingt ans de procédures tenues secrètes mais néanmoins officielles, la médiation est finalement parvenue à la conclusion que les compagnies pétrolières israéliennes devaient des dizaines de millions de dollars à l'Iran, une somme inférieure aux demandes iraniennes, qui se chiffraient à plusieurs centaines de millions, les médiateurs ayant tenu compte des pertes causées aux Israéliens par la rupture de 1979. A ce jour, les dettes israéliennes n'ont toujours pas été honorées. Or un autre litige attend encore d'être tranché, portant, lui, sur la dette de 1,5 milliard de dollars de Trans-Asiatic.
Ce contentieux financier non apuré entre Israël et l'Iran n'empêche manifestement pas les dirigeants de Trans-Asiatic, à l'abri du logo de l'Eilat-Ashkelon Pipeline Company (EAPC), de développer de nouveaux et ambitieux projets avec des alliés à risque. Dirigée par des généraux israéliens à la retraite comme Oren Shahor, Ehoud Yatom et, surtout, jusqu'il y a peu, le général Uri Lubrani [un chaud partisan du renversement du régime iranien], l'EAPC projette désormais d'acheter du pétrole brut à la Russie et aux Républiques d'Asie centrale et du Caucase pour ensuite le réexporter vers des marchés avides de ressources énergétiques comme la Chine, l'Inde, la Corée du Sud et le Japon. Mais, vu le non-règlement du contentieux avec l'Iran, ces initiatives ambitieuses n'ont pour l'instant pas été couronnées de succès.
Yossi Melman
Haaretz
[Texte aimablement signalé par Koira.]
Mis en ligne le 07 février 2007, par M. Macina, sur le site upjf.org