4.2.07
LES JUIFS DE TURQUIE
19 février 2006
Les Juifs de Turquie, une communauté en sursis ? Un article en exclusivité de Claudine Barouhiel
Istanbul, vue depuis la mosquée de
Soliman le Magnifique sur les quartiers de Pera et de Galata, dont on reconnait la célèbre tour. Pera et Galata sont le foyer historique de la communauté juive dans cette ville millénaire.
(voir photos d'Istanbul sur le site d'origine)
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Mon amie Claudine Barouhiel est très active dans différentes institutions communautaires, et je la rencontre régulièrement dans le cadre des commissions de travail du CRIF. D'origine turque, elle a fait l'été dernier un voyage là bas qui lui a permis de rencontrer plusieurs responsables de la minorité juive. Elle a bien voulu écrire ce reportage en exclusivité pour le blog. On comprendra très vite, en le lisant, la situation paradoxale de l'une des toutes dernières communautés israélites vivant en terre d'Islam. Une communauté aux portes d'un Moyen-Orient en ébullition, et qui s'interroge sur son avenir.
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La communauté juive de Turquie ne compte que 20 000 âmes sur une population de 70 millions d’habitants dont 99% sont des musulmans. La majorité des juifs, 18 000, vivent à Istanbul. On trouve aussi une communauté de 2000 fidèles à Izmir et d’autres plus petites à Ankara, Antalya, Bursa et Adana. Contrairement aux idées reçues ce sont les Ashkénazes qui arrivèrent les premiers au nombre de 300 à 500 sur le sol turc en 1350. Puis vinrent les juifs sépharades chassés d’Espagne par Ferdinand d’Aragon et Isabelle la Catholique en 1492. Et depuis lors le judéo-espagnol ou ladino est resté la langue maternelle de la communauté jusqu’à la génération des cinquantenaires ; les jeunes d’aujourd’hui lui préférant l’anglais. Une communauté de surcroît largement francophone (puisque les juifs turcs ont tout d’abord fait leurs études à l’Alliance Israélite Universelle jusqu’en 1927 puis dans des collèges catholiques français).
Les Institutions se regroupent depuis toujours autour du Grand Rabbinat dans le vieux quartier de Pera à Istanbul. Elles se composent d’un Conseil religieux, soit le « Beth Din » dirigé par le Grand Rabbin, et d’un Conseil laïque dirigé par le Président de la communauté qui détient un pouvoir exécutif. Ce deuxième Conseil n’est pas légal mais est reconnu de facto par l’état puisque le Président peut à ce titre être l’invité du gouvernement dans certaines occasions. Il le fût à plusieurs reprises lors de voyages officiels aux Etats-Unis et en 2005 lors des voyages successifs du Ministre des Affaires Etrangères et du Premier Ministre Tayip Erdogan en Israël. (notons d’emblée qu’en 2004 les échanges commerciaux avec l’état hébreu ont atteint plus de deux milliards de dollars et la coopération militaire un milliard de dollars. Et qu’en 2005 plus de quatre cent mille touristes israéliens ont visité la Turquie).
Laïque, la communauté essaie de sauvegarder son identité en perpétuant ses coutumes et ses traditions, et en pratiquant parfois l’endogamie afin d’éviter l’assimilation aujourd’hui en hausse. Très active et très solidaire, elle multiplie les oeuvres de bienfaisance de toutes sortes. Car selon ses responsables 20% de la population juive a de grandes difficultés matérielles. Les Juifs d’Istanbul se sont dotés de nombreuses institutions : une école juive, un hôpital, une maison de retraite, deux établissements pour les personnes nécessiteuses ; et une association d’aide aux étudiants fournit des bourses. A Istanbul quelques boucheries cacher, une fabrique de « matzots » et une entreprise de produits casher essaient d’attirer les juifs, dont la plupart sont peu religieux, vers une pratique plus orthodoxe de la religion. (car ici seul 1 à 2% de la population juive observe strictement les règles de la « casherout »).
Ouvert et sympathique, le Grand Rabbin Issac Haleva n’affiche lui-même aucune once d’austérité, ni même de strict orthodoxie en ce qui concerne l’observance de la pratique religieuse ! Il sait bien ce qu’il peut obtenir des ses fidèles. (ici pas d’homme en noir mais plutôt de plus en plus de femmes voilées !) On compte néanmoins dix huit synagogues à Istanbul qui fonctionnent surtout le Shabbat et les jours de fête, et sept à Izmir.
Le journal « Salom » créé en 1948 est l’unique hebdomadaire de la communauté. Mais depuis février 2005 une publication mensuelle d’un autre genre a vu le jour : « El Amaneser », (« l’Aube »). Entièrement rédigé en Ladino il permet le retour aux sources d’un peuple exilé et redonne un nouveau souffle de vie à une langue dont on pouvait craindre la disparition.
Mais si la première impression est celle d’un certain bonheur de vivre sur une terre aimée, l’on s’aperçoit vite que les Juifs turcs vivent à l’abri des regards d’autrui. Tous ou presque ont peur d’être à chaque instant la cible d’une attaque antisémite ou terroriste. Ils n’arborent d’ailleurs, en général, aucun signe extérieur d’appartenance religieuse. Et ici l’on ne parle que sous anonymat lorsqu’un journaliste vous interroge. Pas question non plus de photographier les clubs privés où la plupart des vacanciers se regroupent en été par exemple, sur les « Iles aux Princes » en face d’Istanbul. Clubs privés, colonies de vacances pour jeunes défavorisés, synagogues ... sont tous flanqués d’un solide service de sécurité composé de policiers turcs et de jeunes israéliens.
Rappelons qu’en 1986 l’attentat de la synagogue de Neve Shalom à Istanbul avait tué vingt et une personnes. Et que les attentats du 15 novembre 2003 contre les synagogues de Beth Israël et de Neve Shalom à nouveau, perpétrés par deux Turcs, avaient fait trente un morts dont six Juifs et trois cent blessés. Aujourd’hui 10 à 15 % du budget de la communauté est alloué à la sécurité. Rappelons aussi que le parti islamiste modéré d’Erdogan, l’AKP, est arrivé au pouvoir avec 33% de voix dont 15% étaient celles de religieux extrémistes.
En Turquie certaines associations juives dont il nous faut aussi taire le nom à la demande des personnes interviewées sont illégales ; « elles se dissimulent sous le couvert d’institutions caritatives et nous prenons soin qu’aucun nom de membres n’apparaissent sur les convocations » explique N., Présidente de l’une d’elles. « On ne sait pas ce qui peut arriver si le régime change. Ici la religion est inscrite sur la carte d’identité de chaque citoyen ».
En fait la situation de la communauté juive de Turquie est assez ambiguë et surtout précaire.
Les responsables communautaires entretiennent certes des relations privilégiées avec le Gouvernement turc mais uniquement par ce qu’ils jouent depuis 1990 ( voire même depuis1974 au moment de l’intervention de la Turquie à Chypre et de l’embargo américain) un rôle politique important : ils facilitent les échanges diplomatiques et économiques de leur pays en servant de passerelle avec l’Europe, les Etats-Unis et Israël. Ils mettent en relation les politiciens turcs de toutes tendances avec le lobby juif américain et avec les organisations juives internationales, dont ils sont très proches. Ils oeuvrent de même en ce qui concerne les relations turco-israéliennes. « Il est vrai que nous faisons de la promotion pour notre pays et que nous travaillons à ce qu’il ait une bonne image dans le monde. Mais s’il a des problèmes économiques nous en aurons aussi », précise Silvyo Obadia, le Président de la communauté. Et c’est bien à ce prix que la communauté conserve ici son statut institutionnel et la protection des autorités au sein d’un monde d’où s’émane de plus en plus des effluves d’islamisme radical et qui ne manquerait aucune occasion de lui être encore plus hostile. Et le Président d’ajouter lucide : « Pour les turcs musulmans, comme partout ailleurs je crois, nous sommes d’abord des juifs »
« Depuis 1946, explique le chercheur Rifat Bali, le souci majeur de ce pays est la montée de l’Islam et parallèlement celle de l’antisémitisme ; un antisémitisme latent qui s’alimente du conflit moyen-oriental mais qui avant les évènement de Neve Shalom ne se manifestait que de manière idéologique. Un antisémitisme aujourd’hui quasiment normalisé et qui fait partie du discours quotidien ». Il rappelle que « la vente de « Mein Kampf » et des Protocoles des Sages de Sion est depuis toujours autorisée en Turquie. Publié par treize maisons d’édition depuis cinquante ans dans le pays sans que les autorités ne réagissent - alors que la constitution turque interdit toute discrimination racial), « Mein Kampf » a vu ses ventes exploser en 2005 puisqu’il fut mis sur le marché pour deux dollars seulement ! De plus Israël et le sionisme est « démonisé » par la presse » dont 5 à 10%, selon les sources, est ouvertement antisémite.
Mais aujourd’hui la communauté réagit et n’hésite plus à multiplier les procès même si les condamnations sont rares. L’essentiel pour elle est que ces procédures restent dans les annales de la justice turque.
C’est ainsi que les juifs turcs plus ou moins lucides du danger que l’on voit poindre dans leur pays continuent d’y vivre tout en envoyant de plus en plus leurs enfants faire leurs études supérieures à l’étranger. Certains y resteront ; les autres accepteront difficilement à leur retour cet état des choses et le mince espoir d’un changement (ou "d’alyas") est permis. Mais l’ensemble de la communauté s’accorde à dire que dans ce pays, on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait.
Claudine Barouhiel
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A propos de la Turquie, voir aussi l'article sur notre émission du 23 octobre
Libellés : Claudine Barouhiel, Communauté juive, Istanbul, Turquie
// posted by Jean Corcos @ 8:48 AM