23.9.08

YEMEN : LA PEUR DES JUIFS YEMENITES

Menacés par un groupe de rebelles, une soixantaine de Juifs sont réfugiés depuis un an et demi dans un complexe touristique de la capitale. Malgré la peur, ils refusent de quitter leur pays.
Reportage de L'Orient-Le Jour.



Dessin de M.K. Perker (Etats-Unis)
©Cartoons@Courrierinternational.com


Il fait déjà nuit quand l'on vient frapper violemment à sa porte. Yahyah Youssef Moussa ouvre et tombe nez à nez avec des hommes masqués. Ils ont un message on ne peut plus clair : "Si vous ne partez pas sur-le-champ, nous allons vous kidnapper." Immédiatement, le jeune rabbin yéménite fait passer le mot à la soixantaine de Juifs d'Al-Haid, un quartier de la ville de Salem, dans le district de Saada [dans le nord du pays]. A 23 heures, ils sont tous prêts à partir. Les cheikhs des tribus locales leur ont prêté six voitures. Le convoi s'ébranle vers Saada, le chef-lieu du district. C'était il y a un an et demi. Les juifs de Salem ne sont jamais rentrés chez eux.

Le soir où les hommes masqués lui ont ordonné de partir, Yahyah Youssef Moussa, 27 ans, n'a pas été surpris par la teneur des propos, seulement par le timing. "Nous pensions avoir encore une semaine pour plier bagage", explique-t-il. Trois jours plus tôt, le rabbin avait en effet été approché par des hommes également masqués qui lui avaient remis une lettre. "Après une surveillance précise des Juifs résidant à Al-Haid, il est clair pour nous qu'ils agissent avant tout pour servir le sionisme mondial, qui cherche à corrompre le peuple et à l'éloigner de ses principes, de ses valeurs, de sa morale, de sa religion et qui vise à disséminer toutes sortes de vices dans la société", y avait-il lu. La lettre était assortie d'un ultimatum : les Juifs d'Al-Haid avaient dix jours pour disparaître. "Personne sur cette terre ne pourra vous aider. Si nous vous trouvons ici passé le délai, vous le regretterez." Le message était signé : "Yahyah Sa'ad Al-Khoudhair, commandant des partisans des Houthis à Salem." Les Houthis, une tribu zaïdie [chiite] implantée dans le district de Saada, sont engagés dans une confrontation avec l'armée yéménite depuis 2004 [doté d'une Constitution moderne, d'un parlement et d'un régime qui se veut démocratique, le Yémen reste fortement dominé par les tribus]. Ils reprochent notamment au président yéménite son alliance avec les Etats-Unis, l'allié d'Israël.

"A Saada, j'ai informé les autorités locales des menaces qui nous avaient été adressées. Un responsable nous a installés dans un hôtel. Nous y sommes restés un mois", raconte le rabbin Yahyah, qui porte la tenue traditionnelle yéménite, robe blanche et veste noire. Seules les longues papillotes noires et la kippa brodée le différencient de ses compatriotes. "Des gardes étaient postés autour de l'hôtel. Si l'un de nous voulait sortir, il était escorté par des agents de sécurité. De toutes les manières, nous avions tellement peur que nous ne sortions quasiment jamais." Au bout de deux mois passés à Saada, les Juifs de Salem ont été transférés à Sanaa, la capitale. "Le président Saleh a envoyé deux hélicoptères pour nous rapatrier", raconte Yahyah. Depuis dix-huit mois, les 65 Juifs de Salem sont installés à Tourist City, un complexe résidentiel de Sanaa qui accueille également des touristes de la région. Ils sont répartis dans six appartements mis à leur disposition par le gouvernement. Dans ce complexe, dont les entrées sont gardées par des hommes en armes, la petite communauté se sent en sécurité. La signature d'une trêve entre les Houthis et le pouvoir ne suffit pas à les rassurer. "Même si le président dit que la guerre est finie, nous ne voulons pas retourner là-bas. Ce n'est qu'à Sanaa que nous nous sentons en sécurité", affirme Yahyah.
Pour survivre, les Juifs de Tourist City ne peuvent compter que sur l'allocation que le gouvernement leur verse, 25 dollars par personne et par mois, et sur des petits boulots, quand ils en trouvent. Souleiman s'occupe des jardins de la résidence. Il déambule, un râteau sur l'épaule, son jeune fils Natali lui tenant la main. "Ici, je m'ennuie, Al-Haid me manque", affirme-t-il en souriant tristement. Il ajoute, avec une naïveté désarmante : "Nous avons tout laissé là-bas. Quand on est parti, on ne savait pas qu'on n'allait plus revenir."

Il y a une dizaine d'années, l'un des frères de Souleiman est parti avec son épouse vivre en Israël, où le père de cette dernière était déjà installé. Etant donné les conditions de vie précaires à Sanaa, Souleiman n'est-il pas tenté de rejoindre son frère ? "Beaucoup de Juifs yéménites sont partis. On leur avait dit qu'ailleurs c'était mieux qu'au Yémen. Aujourd'hui, ils regrettent leur décision", affirme-t-il. Souleiman poursuit : "Nous n'avons pas envie de partir. Nos racines sont yéménites et elles sont profondes. Notre communauté est sur cette terre depuis des siècles. Nous aimons ce pays, c'est le nôtre. Nous sommes nés au Yémen, nous mourrons au Yémen."





Repères

S'il est difficile d'établir avec précision à quand remonte sa présence dans le pays, la communauté juive du Yémen fait partie des plus anciennes du monde. A partir de la fin du XIXe siècle, des Juifs yéménites commencent toutefois à quitter la péninsule Arabique. Un premier mouvement d'émigration vers la Palestine a lieu entre 1880 et 1914. Il reprend en 1920, des envoyés sionistes ayant réussi à convaincre 20 000 Juifs d'immigrer vers la Palestine. En 1945, un groupe de 5 000 Juifs du Yémen désireux de rejoindre la Palestine sont arrêtés par les Britanniques (en raison de la politique du "livre blanc", qui limitait l'immigration vers le protectorat britannique) et placés dans un camp de transit. Ils purent finalement rejoindre Israël en 1948. En 1949, après des crimes antisémites perpétrés au Yémen, la majeure partie des Juifs yéménites, soit 47 000 personnes, partent vers l'Etat hébreu dans le cadre de l'opération secrète "Tapis volant", mise en place par les autorités israéliennes.