14.12.08
Un pont vers l'Eden ou la fuite des juifs vers le Canada
Ces réfugiés juifs ont été victimes de graves persécutions en Russie, en 1903, à cause de leur religion.
Photo: Archives de la province de Manitoba , JPost
Par GITA GORDON
Deux immeubles neufs ont été érigés en 1908 dans la province de Saskatchewan, à seulement quelques kilomètres de Carrot River. Le premier a immédiatement été converti en bureau de poste. Le second : en synagogue. Ces constructions ont été les premiers signes de réussite d'un petit groupe d'immigrants juifs d'Europe de l'Est. Il leur a fallu défricher des forêts et drainer des marécages pour tenter désespérément de faire pousser quelques cultures de blé.
Qu'est-ce qui a bien pu les pousser à choisir une terre aussi hostile ? La réponse se décline en trois points. Le premier concerne la Russie, où les épreuves subies par la communauté juive prennent une nouvelle dimension en 1882, avec l'assassinat du Tsar Alexandre II. Son successeur - instigateur des fameuses "lois de mai" - condamne l'avenir de la communauté juive locale en encourageant la vague de pogroms sanglants qui allait suivre. Résultat : un flux de réfugiés s'est installé en Angleterre, en Afrique du Sud et en Amérique.
Le deuxième événement relève d'une décision du gouvernement canadien qui vise à ouvrir l'ouest du pays à l'immigration agricole pour alimenter la région Est, plus industrielle et dont les marchandises pouvaient être vendues côté Ouest. Pour ce faire, une voie ferrée transcontinentale allait naître : le Canadian Pacific Railway. Le Canada parvient alors à attirer les agriculteurs européens en leur offrant des parcelles de terres à quelque 10 dollars. Si, au terme de trois ans, un minimum de 15 acres - sur 160 - des terres défrichées se révélaient productifs, l'acheteur devenait officiellement propriétaire.
Enfin, le troisième point concerne la honte ressentie par la communauté britannique, impuissante face à la détresse de ses frères européens. Les Juifs d'Angleterre ressemblaient en tous points à leurs compatriotes. Et la brusque immigration massive de ces derniers venait menacer la paisible coexistence qui régnait jusqu'alors au sein de la communauté juive londonienne.
Dompter une terre hostile
Tous ces événements convergeront vers un moment clé : une réunion en février 1882, dans le salon du maire de Londres, sur le problème des réfugiés russes. C'est précisément le haut-commissaire du Canada, Sir Tilloch Galt, qui propose de collecter des fonds destinés à attirer ces Juifs exilés au Canada. Là-bas, ces derniers pourront alors subvenir à leurs besoins sur de nouvelles terres agricoles et permettre au gouvernement canadien de gagner quelques fermiers supplémentaires en échange.
Pas moins de 15 000 dollars ont été réunis au total et 340 Juifs débarquent à Winnipeg en juin 1882. Mais demeurait un facteur auquel personne n'avait encore pensé : l'antisémitisme local. Pour preuve les propos du Premier ministre, Sir John A. MacDonald, qui pensaient qu'une fois sur place, les Juifs se dirigeraient immédiatement "vers des professions de colportage et de politique" et seraient parfaitement inutiles au pays. Pendant deux ans, les familles seront donc parquées dans un immeuble abandonné. Elles survivent grâce aux emplois manuels ou la charité des habitants de Winnipeg - Juifs et non-Juifs.
Ce n'est que deux ans plus tard que Galt pourra enfin user de son influence : à Moosomim, 27 familles se voient attribuer des terres. Leur arrivée n'a pas particulièrement enthousiasmé les autochtones, qui rebaptiseront la région "Nouvelle Jérusalem". Mis à part un voisinage quelque peu hostile, le climat en lui-même rendait la situation difficile : gelées prématurées, grêle et sécheresse. Combinaison fatale qui n'a pas manqué de gâcher les premières récoltes.
Ces événements n'ont fait que renforcer un sentiment général de rejet. Même Galt exprimera son désenchantement en qualifiant les nouveaux immigrants - ceux-là mêmes pour lesquels il avait tant œuvré - de "vagabonds". Quant aux dénigrements du Premier ministre MacDonald, ils seront repris par son successeur, Sir Winston Laurier. Plusieurs rapports parlementaires et documents officiels révèlent des critiques cinglantes à l'égard des Juifs en général et leur incapacité à maîtriser la terre en particulier.
Mais malgré l'échec de cette première tentative, l'immigration juive et agricole n'a pas pris fin pour autant. Les Juifs ont continué de se rendre au Canada. Seuls ou en groupes. Avec un petit capital de départ ou l'aide d'organismes caritatifs. Forts, pour certains, d'une longue expérience au service de riches propriétaires terriens, leur détermination allait prendre le pas sur toutes les épreuves.
Et avec le temps, plusieurs petites fermes juives ont enfin vu le jour. Eparpillées entre les provinces du Saskatchewan, de l'Alberta, et du Manitoba, figuraient des familles de Juifs lithuaniens, partis se réfugier en Afrique du Sud avant de s'établir au Canada. Huit exactement ont quitté le doux climat de Cape Town, au printemps 1906 pour Winnipeg.
La courte vie d'Edenbridge
Les nouveaux arrivants se rendent très vite compte des difficultés qui les attendent. A court d'argent, les hommes doivent très souvent prêter main-forte à d'autres agriculteurs de la région ou accepter des emplois d'ouvriers. Quant aux femmes, elles restent à la maison, s'occupent des animaux et fendent du bois. Pourtant, tous partagent un seul et même rêve : la promesse d'une terre, rien qu'à eux.
En 1908, les autorités canadiennes autorisent l'ouverture d'un bureau de poste près d'une nouvelle implantation. Sam Gordon le raconte dans son autobiographie comme suit : "Nous voulions tous l'appeler 'Pont juif' mais pensions que le service général des postes n'accepterait pas. Puis nous avons parcouru les noms des différents bureaux de poste avant de voir que beaucoup commençaient par le mot Eden (paradis en hébreu). Nous avons donc décidé à l'unanimité d'appeler notre bureau 'Edenbridge' (le pont vers l'Eden)."
Le nom sera repris pour l'implantation elle-même, par la suite. La synagogue ouvre ses portes en 1908 et l'année suivante se présente le rabbi Max Shalit. Il écrit les mots suivants à ses compatriotes d'Angleterre : "Mes amis, fuyez le brouillard londonien et le chaos (…). Venez à Edenbridge, où l'air est bon. Venez nous aider à dompter cette nature sauvage. Nous avons besoin de vous. Vous ne le regretterez pas." Certains répondront immédiatement à cet appel.
En 1931, l'implantation compte quelque 90 familles. Au bureau de poste et à la synagogue se sont ajoutés un centre communautaire et deux écoles. Les années plus rudes de la Grande Dépression, couplées au désir d'offrir une meilleure éducation à leurs enfants, pousseront toutefois de nombreuses familles à quitter Edenbridge. A tel point qu'en 1964, seules cinq d'entre elles étaient restées.
En octobre 1968, un pèlerinage de plus de 200 personnes a été organisé et une plaque a été posée sur les lieux de l'ancienne implantation juive du Saskatchewan. Edenbridge n'existe plus aujourd'hui, et la synagogue fait désormais office de musée. Mais le souvenir des lieux fait honneur à tous ces pionniers parvenus, armés de leur seul courage, à donner vie cette terre hostile.
L'auteur a également publié plusieurs romans historiques, dont "Scattered Blossoms" (2008) dont le récit est basé à Edenbridge, au Canada.