1.7.08
« Cachez-moi cet antisémitisme que je ne saurais voir ! »
Le traitement médiatique du passage à tabac d’un jeune juif, Rudy, âgé de dix-sept ans, dans le 19ème arrondissement de Paris, le 21 juin 2008, a de quoi surprendre.
Voilà que la victime, d’abord lynchée par un groupe d’assaillants, le crâne fracassé, plongée dans le coma, se trouve ensuite stigmatisée par certains medias.
Si la violence de l’agression suscite - dans un premier temps - la réprobation générale, c’est une véritable entreprise de discrédit qui est mise en œuvre contre le jeune homme attaqué, alors même qu’il est encore en réanimation à l’Hôpital Cochin.
Il « serait connu des services de police », commente-t-on d’abord sur des ondes radiophoniques, sans donner davantage de précisions. L’auditeur peut alors donner libre cours à son imagination : s’agit-il d’une affaire mafieuse, d’un règlement de comptes entre trafiquants ?
La réputation de Rudy est d’ores et déjà entachée : on n’en dit pas assez ou on en dit trop.
Au fil de l’enquête journalistique et des « témoignages » (ou rumeurs ?), on apprend que des « altercations » entre « Juifs et Noirs » (sic) auraient précédé cette agression selon le Journal du Dimanche (JDD.fr) du 23 juin 2008. Le passage à tabac de Rudy serait le point d’orgue de la journée.
La police établira la réalité des faits.
Ce sont surtout les réactions de certains médias et les interprétations données qui nous interpellent et qui ne laissent pas de poser un grand nombre de questions.
On évoque des « affrontements » intercommunautaires, mais il serait opportun d’en connaître l’origine. Qui agresse qui et pourquoi ? Qui se sent menacé et pourquoi ? Peut-on véritablement parler de violences « intercommunautaires » ?
Certains habitants juifs du quartier déplorent le fait qu’en dépit des multiples avertissements au cours de ces derniers mois, aucune mesure n’a été prise par les pouvoirs publics. Quelles solutions sont préconisées en matière de prévention ?
Un point mérite d’être éclairci : comment des Juifs observants auraient-ils l’idée téméraire et stupide d’aller chercher la confrontation un jour de shabbat où ils ne peuvent le faire qu’à mains nues ?
Leur pratique religieuse leur interdit en effet de porter quoique ce soit, ne fût-ce qu’un mouchoir. Faut-il rappeler que le jeune Rudy n’avait pas même ses papiers d’identité sur lui, d’où les premières difficultés d’identification de la police ?
Le fait que l’on vienne agresser des juifs pratiquants justement parce qu’ils ne peuvent pas être armés, ce jour là en tout cas, n’effleure l’esprit de personne.
Dans un reportage télévisé, on interroge un jeune homme d’origine maghrébine – oh, pardon ! d’une « communauté » différente, ce terme étant fort à la mode, nous nous voyons presque obligées de préciser l’origine de cette personne choisie pour l’interview. Il exprime le regret que ces Juifs ne fréquentent que leurs propres écoles et non celles de la République.
Voilà qui laisse supposer qu’ils refuseraient l’Autre et l’intégration. Ce jeune Français républicain n’a visiblement pas eu vent du rapport Obin, rédigé par des inspecteurs généraux de l’Education nationale, en 2004, sur les « signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires » (lire l'interview de Jean-Pierre Obin par Primo partie 1 et partie 2).
Ce dernier décrit sans ambiguïté l’antisémitisme que vivent de nombreux élèves juifs de quartiers défavorisés dans cette Ecole de la République : souvent mis à l’index, agressés physiquement et verbalement, ils sont nombreux à être contraints de quitter ces lycées et collèges publics.
Le constat est clair : « Quoiqu’il en soit, si le racisme le plus développé dans la société reste le racisme anti-maghrébin, ce n’est plus le cas dans les établissements scolaires, où il a été très nettement supplanté par le racisme anti-juif. Il est en effet sous nos yeux, une stupéfiante et cruelle réalité : en France, les enfants juifs – et ils le sont les seuls dans ce cas- ne peuvent plus de nos jours être scolarisés dans n’importe quel établissement. » (p.23, lire également p.22).
Le sentiment d’insécurité est bien prégnant, le repli communautaire n’est pas toujours choisi.
Mieux encore, dans ce même reportage télévisé, on suggère que la « communauté » juive est de plus en plus importante dans un quartier habité auparavant par des gens d’origine africaine.
« Des gens tentent d’apaiser » les tensions, commente alors le journaliste, et le spectateur de découvrir une femme voilée d’âge mûr évoquant la vie qu’elle mène en bons termes avec ses voisins. Le message subliminal est bien là : décidément ce sont toujours les mêmes qui dérangent.
La veille, dans un autre reportage, un homme appartenant à la « communauté » africaine avait déclaré comme à regret que c’étaient toujours les mêmes qui avaient plus.
Qui sont « les mêmes » ? Que recouvre l’expression « avoir plus » et par rapport à qui a-t-on plus ? Quel rapport ce propos recueilli a-t-il avec le lynchage de Rudy ? Serait-ce un privilège d’habiter Pantin ou le 19ème arrondissement ?
Pourquoi de nombreux Juifs ont-ils quitté certaines banlieues réputées difficiles : par promotion sociale (à Pantin ?) ou par peur, sous le coup des injures, des menaces ?
Imaginons un instant ce que peuvent éprouver les agresseurs en entendant certains discours médiatiques : la victime est « connue des services de police », elle aurait été arrêtée au cours d’une manifestation pour avoir participé à une bagarre (provoquée par qui ?) avec un coup de poing américain….qui s’avère être au fil de l’enquête….un casque de moto : étrange métamorphose !
En fait, les propos énoncés et les « témoignages » glanés par certains médias ne conduiraient ils pas à penser qu’après tout, cet individu méritait une bonne leçon ? Les agresseurs ne seraient-ils pas des justiciers – à leur manière bien sûr ?
Certains jeunes Juifs aujourd’hui, se sentant abandonnés de la République qui à leurs yeux ne les défend pas, se posent la question en ces termes : si Rudy avait été armé d’un coup de poing américain le 21 juin et s’il avait été au sein d’un groupe armé de barres de fer par exemple, peut-être n’aurait-il pas été dans le coma et peut-être sa vie n’aurait-elle pas été mise en danger?
Pour leur éviter de se poser la question et pour éviter des réactions inquiétantes, il faudrait alors cesser de vouloir renvoyer les agresseurs et les victimes dos à dos et par là de justifier l’injustifiable : aucune agression de quelque nature que ce soit sur qui que ce soit ne saurait être tolérée.
Aucun commentaire journalistique ne devrait stigmatiser la victime en suggérant inconsciemment qu’elle l’a bien cherché. Cette attitude désastreuse ne fait qu’encourager de futurs agresseurs à qui l’on trouvera toujours des circonstances atténuantes.
Toute personne de quelque origine qu’elle soit a le droit de circuler en paix sur l’ensemble du territoire de notre République. L’Etat est le garant de la protection de chacun.
Les relais de l’information devraient également œuvrer dans cette direction en se faisant le miroir non déformant de la réalité et en analysant celle-ci avec pertinence.
Annick Azerhad & Véronique Lippmann
© Primo, 30 juin 2008