7.3.09

L’antisémitisme honorable


Jean Amery a publié cet article le 25 juillet 1969 dans le journal Die Zeit. Nous le publions aujourd'hui sur Primo car cet article surprend tant par son actualité que par le style de ce grand écrivain que fut l'auteur de "Par delà le crime et le châtiment".

Jean Améry, un des plus grands écrivains autrichiens, plus connu sous son vrai nom, Hans Mayer, est né à Vienne le 31 octobre 1912. Opposant au régime nazi et rescapé d'Auschwitz, il se suicide à Salzbourg le 17 octobre 1978.

De Gaulle est tombé. Plus d’un s’en est trouvé ému, comme le fameux grenadier de Heine. Moi aussi, moi aussi.

Malheureusement, à New York, le délégué français à l’ONU, Armand Bérard, ne trouva rien de mieux pour exprimer son émotion que de s’exclamer (Le Nouvel Observateur du 5 mai 1969) : "C'est l'or juif !" Et aucun démenti.

Main droite, main gauche, tout se confond par la grâce de l’antisémitisme et, comme cela s’est dit chez Stefan George: "... il arrache l’anneau."

Le phénomène classique de l’antisémitisme revêt un manteau neuf. L’ancien reste en place, une forme de coexistence dirons-nous.

Ce qui a été reste et restera : le Juif au nez crochu et aux jambes torses qui devant n’importe quoi – que dis-je ? – qui devant tout prend ses jambes à son cou. Et c’est ainsi que le montrent les affiches et les tracts de la propagande arabe, matériel auquel doivent bien contribuer des hommes bruns autrefois de langue maternelle allemande, dissimulés aujourd’hui sous des noms arabes.

Quant aux nouvelles représentations du Juif, c’est juste après la guerre des six jours qu’elles ont fait leur apparition sur la scène où elles s’installent peu à peu : c’est l’image de l’oppresseur israélien qui, du pas triomphant des légions romaines, s’empare de la terre de palestiniens pacifiques.

L’anti-Israël, l’anti sionisme, dans la plus pure continuité avec l’antisémitisme d’antan : aucune contradiction entre l’oppresseur-légionnaire au pas fier et le poltron aux jambes torses.

Comme ces images se ressemblent !

Ce qui est nouveau, c’est la colonisation de la gauche par l’antisémitisme sous le masque de l’anti-Israël. Autrefois c’était le socialisme des imbéciles. Aujourd’hui, il s’agit d’en faire une partie intégrante du socialisme, si bien que tout socialiste se fait imbécile de son plein gré.

Le processus se donne déjà à lire dans l’ouvrage de Givet paru il y a déjà plus d’un an chez Pauvert, La Gauche contre Israël. Mais il suffit pour trouver des précédents de lire par exemple l’un des reportages paru dans le journal Konkret sous le titre "Le troisième front" avec cet intertitre : Israël est-il un état policier ?

Question bien évidemment purement rhétorique puisque c’est ce qu’il est. Et le napalm sur les maisons de paisibles paysans arabes, et les pogromes d’arabes dans les rues de Jérusalem. Et on s’y connaît ! C’est comme au Vietnam ou comme ce fut le cas en Algérie. Le trouillard aux jambes torses se présente maintenant comme un Goliath qui répand la terreur.

Après les partis communistes plus ou moins orthodoxes de l’Occident et après les pays du camp socialiste, pour qui, sur fond de l’antisémitisme traditionnel des peuples slaves, l’anti-Israël entre dans la stratégie et la tactique d’une certaine constellation politique, ce discours est devenu le discours de toute la gauche.

Les étoiles ne mentent pas ; les Gomulka savent sur quoi ils peuvent tabler : C'est de bonne guerre! Et là-dessus, pas un mot à retirer.

Le pire, c’est que la gauche intellectuelle, qui se veut libre de tout appartenance au Parti, reprend l’image à son compte. Pendant des années – pour parler de l’Allemagne – on a célébré les constructeurs de digues israéliens et les vaillantes jeunes filles en uniforme.

Le sentiment de culpabilité cédait la place à de la fausse monnaie.

Ca devait devenir ennuyeux. Une chance que pour une fois le Juif n’ait pas été brûlé mais qu’il apparaisse comme un vainqueur viril, comme lanceur de napalm, etc. Un soupir de soulagement traversa le pays.

Tout un chacun pouvait parler comme le Deutsche National- und Soldatenzeitung ; et tout homme ou femme de gauche de se trouver contraint à suivre la routine du jargon de l’engagement.

Une chose est sûre : l’anti-Israël comme l’antisionisme portent l’antisémitisme comme la nuée porte l’orage. Il peut parler une langue crue dans laquelle l’état d’Israël est « un état criminel».

Il peut aussi mettre des gants et évoquer une "tête de pont de l’Impérialisme" pour s’en prendre, avec l’intonation appropriée, à la solidarité mal comprise qui, à part quelques exceptions louables, lie pratiquement tous les Juifs à cet état minuscule ; et il peut encore s’indigner de ce que, à Paris, le baron Rothschild fasse supporter à la population française l’aide à Israël comme un véritable impôt.

L’antisémitisme fait flèche de tout bois.

L’infrastructure émotionnelle est là, loin de se limiter à la Pologne ou à la Hongrie.

L’antisémite "démystifie" l’état pionnier en toute bonne conscience. Il découvre que la création de cet état a toujours eu l’appui du capitalisme, sous la forme de la ploutocratie juive : mais cela, il ne peut l’exprimer aussi clairement ; ce serait un véritable lapsus idéologique.

Pourtant - c'est l'or juif! – personne ne va se tromper quant au bien fondé d’un pays qui est né d’une mauvaise idée, s’est établi là où il ne fallait pas, et qui a mené une ou plusieurs mauvaises guerres dont il est sorti vainqueur.

Les malentendus deviennent des vraisemblances. Je sais aussi bien que tout un chacun qu’Israël a objectivement le rôle malheureux de l’occupant.

Je ne cherche pas à justifier tout ce qu’ont pu entreprendre les divers gouvernements israéliens. Mes relations à ce pays que Thomas Mann décrivait comme un "pays méditerranéen, pas vraiment accueillant, désert de poussière et de pierres ", sont pratiquement nulles : je n’y suis jamais allé, je ne parle pas sa langue, sa culture m’est dans une très large mesure étrangère, sa religion n’est pas la mienne. Et pourtant, le maintien de cet état m’importe bien plus que celui de n’importe quel autre.

Et nous en venons au point où s’arrête toute objectivité par rapport aux faits ou aux analyses et où l’engagement n’est plus affaire de lien librement consenti, mais affaire d’existence, le mot étant à entendre dans toute son épaisseur.

Concernant Israël, l’anti-israélisme d’aujourd’hui (comme l’antisémitisme passé de mode mais toujours prêt à s’y insinuer de nouveau) considère que se confirme dans son existence subjective quiconque « y appartient » d’une façon ou d’une autre (“Juifs : personnes qui, aux termes de la loi sur la citoyenneté du Reich du 15 Septembre 1935, passent pour Juifs”), parvenant ainsi (peut-être pour cela même) à une objectivité qui tend à prendre le caractère du droit naturel.

Car on aboutit enfin à la pensée la plus simpliste, qui s’avère la plus fondamentale et la plus pertinente, celle qui aboutit à la prise de conscience que ce pays de pionniers (fût-il, selon une théologie pseudo-marxiste perverse, en état de péché de haut développement technologique), serait, de tous les états de cet espace géopopolitique, le plus dangereux.

Victoire, victoire, et encore victoire : la catastrophe menace, inévitable : Israël sera une simple région dans une fédération palestinienne.

Les états arabes, auxquels je souhaite paix et prospérité, devront finir par prendre en compte les succès d’Israël en matière de développement. Leur supériorité numérique fera le reste.

Cela suppose en toute circonstance le soutien à l’Etat d’Israël, jusqu’à ce que la paix, le développement économique et technologique des Arabes parviennent à la stabilité générale que leur garantira la reconnaissance d’Israël à l’intérieur de frontière sûres.

C’est ici que le sentiment subjectif qui se veut objectivité historique trouve sa pertinence. L’existence d’Israël est indispensable à tout Juif, quelle que soit sa résidence ("Juifs : personnes qui, aux termes de la loi… etc. ”). "Va-t-on me contraindre à renoncer au niveau de vie de Johnson ? J’y suis prêt” s’exclamait à la veille de la guerre des six jours Claude Lanzmann, publiciste français d’extrême gauche, disciple de Sartre.

Il savait ce qu’il disait et ce qu’il voulait. Car tout Juif, qu’il en ait ou non conscience. est le “Juif de la catastrophe”, voué à un destin fatal. “Fous le camp, Juif au teint blafard !" écrivent des militants des Panthères Noires sur les boutiques et les maisons de commerçants juifs de Harlem, oubliant d’un cœur léger l’ancienne alliance qui unissait Juifs et Noirs aux Etats Unis, alliance qu’aujourd’hui encore le plus bourgeois des commerçants juifs n’a pas dénoncée.

Qui peut garantir que pour la grande fête de la réconciliation, un gouvernement américain n’en viendra pas à jeter le Juif en pâture au Noir ?

Qui peut assurer les juifs français qui ont de l’influence et parfois de l’argent que les héritiers des Drumont, Maurras, Xavier Vallat ne vont pas retrouver une nouvelle virulence ?

Qui peut parier que Monsieur Strauss une fois au pouvoir n’aura pas certaines idées, à partir de quoi un certain magnat de la presse pourrait se sentir couvert pour offrir de nouveaux dons honteux à un gouvernement israélien qui serait prêt à se laisser annexer ?

Personne ne garantit rien.

Ce n’est pas un fantasme paranoïaque ; ce n’est pas la simple appréhension du danger que connaissent tous les humains. Le passé, et le passé le plus récent, brûle encore.

Et pourtant, chaque ami de gauche me dira que moi aussi je m’engage dans la grande armée de ceux qui, avec six millions de morts (ou après tout, cinq ou peut-être même quatre millions) contribuent à faire pression sur l’opinion.

Le risque est à prendre : il est moindre que celui que les amis de gauche me proposent quand ils plaident pour qu’Israël règle ses comptes tout seul.

La raison pratique et politique exige que la solidarité d’une gauche qui ne voudrait pas se renier (sans que ce faisant elle doive ignorer le destin insupportable des réfugiés arabes) s’étende à Israel, et même se concentre sur Israël.

Cette nécessité n’a pas le même caractère impératif pour le non juif de gauche que pour le Juif, que celui-ci soit politiquement de gauche, du centre, de droite ou de nulle part. On peut sortir des rangs de la gauche ; mais personne ne laisse sortir quiconque de la condition de juif.

Un antisémite comme Lanz-Liebenfels le savait bien. Il est vrai que la gauche a sa loi morale non écrite, impératif absolu : "Là où il y a un plus fort, toujours être du côté du plus faible ".

Quelle trivialité insurmontable quand les plus forts - qui oserait dire le contraire ? – ce sont les Arabes : plus forts en nombre, plus forts en pétrole, plus forts en dollars (qu’on aille voir du côté d’Aramco et du Koweit), plus forts, bien évidemment, en potentiel d’avenir.

Pourtant la gauche semble ouvertement liée aux courageux partisans palestiniens, apparemment plus pauvres que les hommes de Moshe Dayan. La gauche ne voit pas que malgré Rothschild et une classe moyenne juive américaine aisée, le Juif est à ce compte plus mal loti que les colonisés de Frantz Fanon.

Elle le voit aussi peu qu’elle ne voit le phénomène des Juifs engagés dans la lutte anti-impérialiste contre l’Angleterre.

Enfin, ce n’est tout de même pas la faute des Israéliens si l’Union Soviétique a oublié les paroles que Gromyko prononça en 1948 devant l’ONU avec un si beau vibrato : " Pour ce qui concerne l’état juif, son existence est un fait, que cela plaise ou non (…) La délégation soviétique ne peut s’empêcher d’exprimer son étonnement devant la mise en avant par les états arabes de la question palestinienne. Nous sommes particulièrement surpris de voir que ces états, ou tout au moins certains d’entre eux, ont décidé de prendre des mesures d’intervention armée dans le but d’anéantir le mouvement de libération juif. Nous ne pouvons pas considérer que les intérêts vitaux du Proche Orient se confondent avec les explications de certains politiciens arabes et de gouvernements arabes auxquelles nous assistons aujourd’hui. "

Ainsi s’exprimait l’Union Soviétique, une grande puissance qui pratique une politique de grande puissance et qui, à la longue, ne pouvait pas ignorer le fait patent qu’il y a plus d’arabes que de juifs, davantage de pétrole arabe que juif, que des bases militaires dans les pays arabes ont une plus grande valeur stratégique qu’en Israël.

Mais la gauche, au sens large et même le plus large, et tout particulièrement la gauche protestataire à laquelle je me sais lié sur de vastes sujets, n’est pas contrainte aux faux fuyants auxquels ont recours les grandes puissances.

Elle se doit, selon la loi qui la définit, de se rendre au verdict de la raison ; et la raison pointe la faiblesse tragique de l’Etat juif et de chacun des Juifs de la diaspora, elle pointe ce qui se cache derrière les coulisses de la classe moyenne d’une bourgeoisie juive, derrière le mythe de l’argent et de l’or des Juifs (du Juif Süss aux Rothschild d’aujourd’hui et à quelques pontes de Hollywood).

Il arrive que les Juifs manipulent des capitaux. Ils ne les contrôlent jamais. Ils ont aussi peu leur mot à dire aujourd’hui à Wall Street qu’autrefois dans l’industrie lourde de l’Allemagne guillaumienne.

L’Etat d’Israël n’est pas plus aujourd’hui un bastion du capitalisme qu’il ne l’était à l’époque où les premiers pionniers y labouraient la terre, aussi peu que les états arabes peuvent raisonnablement être considérés comme progressistes.

La gauche, et c’est un grand chagrin, la gauche ferme les yeux.

Le hasard m’a mis entre les mains un texte de Hans Blüher : "On ne peut écrire une histoire véritable de l’Europe comme cela s’est fait jusqu’à présent, à savoir une histoire où un Juif apparaît ça et là de façon anecdotique… la représentation devrait bien plutôt faire apparaître le pouvoir historique du monde juif comme celui d’un empire caché à l’activité incessante."

Ce texte pourrait se trouver tel quel dans l’une des nombreuses publications pseudo intellectuelles en arabe, celles dont la presse est inondée. Et Blüher – mais aussi Streicher, car l’antisémitisme ravale au même niveau les différentes intelligences –peut être à l’origine de ce que le ministre de l’éducation d’un état aussi progressiste que la Syrie écrit au directeur général de l’UNESCO : "La haine que nous inculquons à nos enfants est une haine sainte."

Ceci vaudrait à peine d’être mentionné, et cet idiot de Blüher pourrait dormir dans la paix de l’oubli si la gauche intellectuelle de l’Europe de l’Ouest (y compris quelques Juifs entraînés par la haine de soi comme Maxime Rodinson) ne s’était emparée de ce vocabulaire et n’avait adopté le système de normes véhiculé par ce lexique.

Si, à partir du sort fatal réservé aux Juifs du fait de l’antisémitisme, et qui n’est pas sans rapport avec la fondation de l’état d’Israël tel qu’il existe aujourd’hui, l’idée d’une culpabilité juive en vient à se répandre, alors la responsabilité de la gauche y est engagée, la responsabilité d’une gauche qui se renie elle-même.

"Dans son fond, l’antisionisme est un phénomène réactionnaire qui s’est développé à partir des discours progressistes et révolutionnaires de l’anticolonialisme appliqués à Israël" écrit récemment Robert Misrahi, philosophe français qui, comme Claude Lanzmann, appartient à la famille des sartriens.

Le moment est venu d’une révision profonde et d’une nouvelle autocritique de la gauche ; car c’est elle qui donne à l’antisémitisme une respectabilité dialectique méprisable.

L’alliance des antisémites à la Spießer avec les barricades est contre nature ; c’est un péché contre l’esprit, pour rester dans la terminologie de notre thème.

Des gens comme le général polonais Moczar peuvent reprendre les termes d’un antisémitisme avéré pour les appliquer à Israël aujourd’hui, la gauche, elle, se doit d’être plus conséquente : il n’y a pas d’antisémitisme respectable.

Comme le dit Sartre dans ses Réflexions sur la question juive, « Ce que souhaite et prépare l’antisémite, c’est la mort du Juif ».


Jean Amery © Traduction de C. Veken pour Primo
(Merci à Marc Nacht)